Grande Année
La Grande Année est une conception du temps cyclique présente dans de nombreuses cultures traditionnelles, aussi bien occidentales que non-occidentales[1]. Ce concept a évolué au fil des siècles, passant d'une vision mythique de l'éternel retour à des calculs astronomiques précis liés à la précession des équinoxes[2].
Définitions et concepts clés
modifierConcept platonicien
modifierPlaton, dans son dialogue du Timée (39d)[3], introduit le concept d'"année parfaite" (ἐνιαυτός τέλειος, eniautos teleios) – une période après laquelle la configuration du ciel se répète. Cette conception est devenue si influente que la Grande Année est souvent appelée "année platonique"[4].
Perspective astronomique
modifierLa découverte de la précession des équinoxes est souvent attribuée à Hipparque, qui a estimé ce phénomène à environ 1° tous les 100 ans, produisant un cycle complet sur environ 25 920 ans[5],[6]. Isaac Newton (1642 - 1726/27) détermina la cause de la précession et corrigea son taux à 1° tous les 72 ans, une valeur très proche des meilleures mesures actuelles, démontrant ainsi l'ampleur de l'erreur dans l'estimation précédente d'un degré par siècle[7]. Ptolémée a introduit une certaine confusion en interprétant la précession des équinoxes en lien avec les hypothèses cosmologiques de Platon, mélangeant observation astronomique et spéculation philosophique[8].
Vision astrologique
modifierL'astrologie divise la Grande Année en "grands mois" ou ères astrologiques, basés sur la position du point vernal dans les signes du zodiaque[9].
Évolution historique du concept
modifierApplications calendaires
modifierPlusieurs cycles ont été proposés pour tenter d'harmoniser les cycles du calendrier luni-solaire :
- Octaétéride (8 ans)[10]
- Cycle de Méton (19 ans)[11]
- Cycle d'Œnopide (59 ans)[12]
- Cycle de Callippe (76 ans)
- Grande année d'Aristarque de Samos (2 434 ans)[13]
- Période sothiaque égyptienne (1 460 ans)
Conceptions cosmologiques
modifierLes différentes durées attribuées à la Grande Année varient selon les penseurs :
Critiques et objections
modifierLimites mathématiques
modifierMalgré leur connaissance des nombres irrationnels, les Grecs n'ont pas appliqué explicitement ce concept aux mouvements célestes. Une telle application impliquerait que les configurations célestes ne se répètent jamais exactement.
Remises en question historiques
modifierDes doutes sur la nature strictement cyclique de la Grande Année ont émergé dès l'Antiquité.
Alexandre d'Aphrodise (IIe-IIIe siècle) dans son commentaire sur la Métaphysique d'Aristote[19] critique la notion de retour cyclique exact des configurations célestes.
Saint Augustin dans La Cité de Dieu (XII, 13)[20] rejette explicitement la théorie de la Grande Année et l'idée de cycles cosmiques répétitifs.
Proclus (Ve siècle) dans son Commentaire sur le Timée[21] soulève des questions sur l'incommensurabilité des périodes planétaires.
Simplicius (VIe siècle) dans son Commentaire sur le De Caelo d'Aristote[22] résume plusieurs arguments contre la théorie des cycles cosmiques parfaits.
Au 14ème siècle Nicolas Oresme a formulé des critiques notables sur la possibilité de répétition exacte des configurations célestes[23].
Perspective moderne
modifierL'astronomie contemporaine reconnaît l'année galactique ou "cosmique", définie par la période de révolution du Système solaire autour du centre de la Galaxie. Depuis Raymond Poincaré[24], le Système solaire est considéré comme un système non-ergodique, chaotique et ultimement instable, ce qui exclut la possibilité de répétition exacte des configurations célestes.
Notes et références
modifier- Mircea Eliade, « Le mythe de l'éternel retour », Les Essais, Gallimard, , p. 166-167
- (en) van der Waerden, B. L., « The Great Year in Greek, Persian and Hindu Astronomy », Archive for History of Exact Sciences, vol. 18, no 4, , p. 359-383
- Luc Brisson, Platon, Timée, Critias, Flammarion, coll. « GF », , 142-143 p. (ISBN 978-2-081-42156-1)
- G. de Callatay, Annus Platonicus, a study of worldcycles in greek latin and arabian sources, Publication de l'Institut Orientaliste de Louvain #47, Louvain, 1996. (ISBN 978-9-068-31876-0)
- James Evans, Histoire et pratique de l'astronomie ancienne, Les Belles Lettres, , 271-273 p. (ISBN 978-2-251-42023-3)
- (en) Jean Meeus et J. M. A. Danby, Mathematical Astronomy Morsels, vol. 1, Richmond, Virginia, Willmann-Bell, (ISBN 0-943396-51-4)
- « Internet History Sourcebooks », Fordham.edu (consulté le ), letter 17
- Germaine Aujac, Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe, CTHS, , 124-126 p. (ISBN 978-2-402-34674-0)
- Jacques Halbronn, « La théorie des grands cycles astrologiques », Revue d'histoire des sciences, vol. 29, no 4, , p. 289-314
- L'Enquête après *l'Enquête*: Tome I : Naissance d'un Empire ou la suite d'Hérodote (478 – 463 av. n.è.). France, Société des écrivains, 2016. p. 84
- Coussy, Pierre. Les Cycles de la Machine d'Anticythère: Comprendre le fonctionnement et l'utilisation de la machine d'Anticythère. Allemagne, BoD – Books on Demand – Frankreich, 2022.
- Jean-Yves Strasser (2004), La fête des Daidala de Platées et la "Grande année" d'Oinopidès, Hermes, 132. Jahrg., H. 3 pp. 338-351
- Paul Tannery, La grande année d'Aristarque de Samos, Mémoires de la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, 4e série, 1888, 79-96.
- Martin Thomas-Henri. Mémoire sur les hypothèses astronomiques des plus anciens philosophes de la Grèce étrangers à la notion de la sphéricité de la terre. In: Mémoires de l'Institut national de France, tome 29, 2ᵉ partie, 1879. pp. 29-252
- Diès A., Le Nombre de Platon: Essai d'exégèse et d'Histoire, Paris 1936
- A. E. Taylor, A commentary on Plato's Timaeus, 1928, p. 288-290 ; André-Jean Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, p. 215, 244.
- De l'orateur, 16
- Liber de Die Natali, 18.11
- Pierre Thillet, Alexandre d'Aphrodise. Traité de la Providence, Verdier, , 108-109 p. (ISBN 978-2864324904)
- Augustin d'Hippone (trad. Louis Moreau), La Cité de Dieu, Éditions du Seuil, coll. « Points Sagesses », , 479-480 p. (ISBN 978-2020203784)
- A.J. Festugière, Proclus: Commentaire sur le Timée, t. III, Vrin, , 135-137 p. (ISBN 978-2711601608)
- (en) Alan C. Bowen, Simplicius on the Planets and Their Motions: In Defense of a Heresy, Brill, , 164-167 p. (ISBN 978-9004254763)
- (en) Bert Hansen, Nicole Oresme and the marvels of nature : A study of his De causis mirabilium with critical edition, translation, and commentary, Toronto (Can), Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1985, p. 18
- Loïc Petitgirard. Le chaos : des questions théoriques aux enjeux sociaux. Philosophie, épistémologie, histoire et impact sur les institutions (1880-2000). Histoire et perspectives sur les mathématiques [math.HO]. Université Lumière Lyon 2, 2004
Bibliographie
modifier- Pierre Duhem, Le système du monde (1913-1959), t. I, p. 65-85, 275-297, t. II p. 447 ss.
- (en) G. de Callataÿ, Annus Platonicus, a study of worldcycles in greek latin and arabian sources, Publication de L'Institut Orientaliste de Louvain, #47, Louvain, Peeters, 1996, XVI-287 p.
- Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères, t. I : Genèse et triomphe d'une représentation cosmique, Les Belles Lettres, (ISBN 978-2-251-42034-9)
- (en) Anthony F. Aveni, Empires of Time: Calendars, Clocks and Cultures, University Press of Colorado, (ISBN 978-0-870-81672-7)