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Contre Verrès (traduction Auger)/1

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Contre Verrès, (traduction Auger), Texte établi par NisardGarnier2 (p. 95-107).


PREMIÈRE ACTION CONTRE VERRÈS.

DISCOURS CINQUIÈME.
ARGUMENT.

Cicéron l’emporta sur Cécilius, et fut choisi pour accusateur. Il demanda cent dix jours pour parcourir toute la Sicile, faire des informations contre Verrès, se procurer des pièces et des témoins ; il mit tant de diligence dans son voyage et dans ses recherches, qu’il revint au bout de cinquante jours. Il s’aperçut de toutes les manœuvres de ses adversaires pour corrompre les juges, et pour traîner la cause jusqu’au temps où Hortensius, défenseur de l’accusé, serait consul. Il prit donc le parti, dans une première action ou plaidoirie, de faire paraître les témoins et de produire les pièces pour établir chaque fait, en se contentant, pour cette fois, de quelques réflexions interrompues, et se réservant à développer les faits, à étendre les preuves, dans une seconde action, où il ferait des discours suivis. Il obligea Hortensius d’interroger les témoins à mesure qu’il les faisait paraître.

Nous n’avons pas la première plaidoirie de l’orateur, que, probablement, il n’a pas cru devoir écrire : le discours qui en porte le nom n’en est, pour ainsi dire, que l’exorde et le préambule. Il fut prononcé environ trois mois après le Discours contre Cécilius, au commencement du mois d’août, l’an de Rome 683.

L’orateur y donne une idée générale de l’accusation ; il montre au grand jour toute la perversité de Verrès ; il détaille ses intrigues ; ses paroles et ses démarches ; ses manœuvres pour reculer le jugement, pour corrompre les juges, ou pour en avoir dont il puisse disposer. Il prouve combien il importe à la république, à tout l’ordre des sénateurs, que Verrès soit jugé sévèrement. Il déploie un courage capable d’intimider l’accusé, ses défenseurs et les juges eux-mêmes.


PRÉAMBULE.

I. Ce que vous deviez désirer le plus, ce qui pouvait rendre surtout à votre ordre sa gloire, et aux tribunaux la considération, vous est accordé, vous est offert aujourd’hui, non par les hommes mais, j’ose le dire, par les dieux mêmes, dans les circonstances les plus décisives pour la république. En effet, il y a longtemps que, non seulement à Rome, mais chez les nations étrangères, il s’est répandu une opinion funeste à la république et dangereuse pour vous. On dit que de la manière dont la justice s’exerce aujourd’hui, l’homme riche, fût-il coupable, ne peut jamais être condamné. Et voilà qu’au moment même où votre ordre et vos tribunaux sont menacés, au moment où l’on se prépare à enflammer les esprits contre le sénat par des harangues et des projets de lois, on accuse devant vous C. Verrès, homme déjà condamné par l’opinion publique pour sa vie et ses actions, mais absous par ses richesses, à en juger par ses espérances et ses discours. Dans cette cause, juges, jaloux de répondre aux vœux et à l’attente du peuple romain, je me suis présenté comme accusateur, non pour augmenter la haine qu’on porte à cet ordre, mais pour le défendre contre une infamie qui nous est commune. En effet, j’amène devant vous un homme qui vous offre l’occasion de rendre à vos jugements l’influence qu’ils ont perdue, de regagner l’estime du peuple romain, et de donner satisfaction aux nations étrangères ; le spoliateur du trésor public, l’oppresseur de l’Asie et de la Pamphylie ; le brigand ravisseur de vos droits dans sa préture de Rome ; la honte et le fléau de la province de Sicile. Si vous jugez cet homme avec une religieuse sévérité, la puissance, qui doit résider en vous, sera fixée et affermie ; si, au contraire, les immenses richesses de l’accusé triomphent ici de la justice et de la vérité, j’espère montrer du moins que, s’il a manqué à la république un tribunal, un accusé n’a pas manqué aux juges, ni un accusateur au coupable.

II. Quant à moi, s’il faut l’avouer, juges, quoique C. Verrès m’ait tendu et sur terre et sur mer bien des embûches, évitées en partie par ma vigilance, en partie repoussées par le zèle et par les bons offices de mes amis, jamais je ne me suis cru en aussi grand danger, jamais je n’ai éprouvé autant de crainte, que dans ce procès.

Ni l’attente où l’on est de mon accusation, ni cette immense multitude qui se prépare à m’entendre, et dont l’aspect seul me cause une si vive émotion, ne m’effrayent autant que les embûches criminelles que cet homme nous dresse en même temps à moi, à vous, à M. Glabrion, notre préteur, à nos alliés, aux nations étrangères, à cet ordre et au nom de sénateur, lorsqu’il dit à qui veut l’entendre que ceux-là doivent craindre, qui n’ont volé que ce qui suffisait pour eux seuls ; mais que ses rapines, à lui, peuvent suffire à plusieurs ; qu’il n’y a rien de si pur qu’on ne puisse corrompre, de si bien fortifié qu’on ne puisse forcer avec de l’argent. Si, du moins, il était aussi discret dans sa conduite qu’il est audacieux dans ses entreprises, peut-être serait-il parvenu à nous tromper en quelque chose. Mais, par bonheur, son incroyable audace est accompagnée de la plus étrange imprudence ; et de même qu’il prenait jadis ouvertement l’argent de tout le monde, aujourd’hui, plein de l’espérance qu’il a de corrompre ses juges, il publie lui-même ses projets et ses tentatives. Il dit n’avoir jamais tremblé qu’une fois en sa vie, le jour où je le dénonçai, parce qu’à peine arrivé de son gouvernement, avec la réputation déjà ancienne du plus odieux des hommes, il ne trouvait pas alors le moment favorable pour corrompre ses juges. Aussi, comme j’avais demandé un temps fort court pour mon enquête en Sicile, lui, de son côté, trouva quelqu’un qui demandait deux jours de moins pour l’Achaïe — non qu’il voulût faire par sa diligence et son habileté ce que je suis parvenu à faire par mes travaux et mes veilles ; car cet accusateur prétendu n’alla pas même jusqu’à Brindes ; tandis que moi, en cinquante jours que j’ai mis à parcourir la Sicile entière, j’ai pris connaissance de tous les mémoires, de tous les griefs privés ou publics : on vit bien alors qu’il avait cherché un accusateur qui pût, non pas amener son accusé devant les juges, mais empêcher que je ne l’y amenasse moi-même.

III. Et maintenant voici ce que fait cet audacieux, cet insensé. Il sait bien que je ne me présente pas devant ce tribunal sans être assez préparé, muni d’assez de pièces, non seulement pour vous faire connaître, mais pour exposer aux yeux de tous, ses vols et ses infamies. Il sait qu’il existe nombre de sénateurs témoins de son audace ; il voit ici un grand nombre de chevaliers romains, et en outre, une foule de citoyens et d’alliés envers lesquels il a commis des injustices criantes. Il y voit enfin réunies les députations imposantes de nos villes les plus fidèles, et qui toutes sont arrivées munies d’actes et de témoignages publics. Eh bien ! malgré tout cela, il a si mauvaise opinion de tous les hommes vertueux, il croit voir tant d’avilissement, tant de corruption dans ces tribunaux composés de sénateurs, qu’il s’applaudit tout haut d’avoir aimé l’argent avec passion, puisque l’argent lui est d’un si grand secours, disant partout qu’avec l’argent il a acheté ce qui était le plus difficile, le temps même de son jugement, et par là même la facilité d’acheter le reste, afin que ne pouvant en aucune manière échapper à la force de l’accusation, il dérobât du moins sa tête aux premiers coups de l’orage. Que si Verrès eût fondé quelque espoir sur sa cause, ou plutôt s’il eût pu compter sur l’appui de quelque personnage honorable, il n’épierait pas ainsi les occasions, et n’aurait pas recours à toutes ces petites ruses ; il ne mépriserait pas l’ordre des sénateurs au point de faire désigner, à son choix, un sénateur pour remplir le rôle d’accusé et plaider avant lui sa cause, tandis que lui, Verrès, préparerait tout ce qu’il lui faudrait pour la sienne. Qu’espère-t-il par là, quel est son but ? Je le vois bien ; mais qu’il se flatte de réussir devant le préteur (Glabrion), devant ce tribunal, c’est ce que je ne puis comprendre. Je ne comprends qu’une chose, et le peuple romain en a jugé comme moi à la récusation des juges, c’est qu’il plaçait dans l’argent son unique moyen de salut, persuadé que, cette ressource perdue, il n’en trouverait pas d’autre.

IV. En effet, quel génie assez vaste, quelle bouche assez éloquente pourrait entreprendre de justifier, même en partie, une vie souillée de tant de vices et d’infamie, déjà condamnée par le vœu et le jugement de tout l’univers ? Et pour ne rien dire des désordres et des turpitudes de sa jeunesse, si je commence par le premier pas qu’il fit dans les honneurs, sa questure, que nous offre-t-elle ? Cn. Carbon dépouillé par son questeur de l’argent du trésor publie, un consul pillé et trahi, une armée désertée, une province abandonnée ; tous les liens du sort et de la religion brisés et foulés aux pieds. Sa lieutenance fut la ruine de toute l’Asie et de la Pamphylie ; ces provinces, où quantité de maisons, nombre de villes et tous les temples furent la proie de ses déprédations ; où on le vit renouveler contre Cn. Dolabella le crime qu’il avait déjà commis étant questeur ; où, par ses malversations, il attira la haine publique sur celui qui l’avait eu pour lieutenant ou pour vice questeur, et qu’ensuite il abandonna au plus fort du péril, qu’il poursuivit lui-même et trahit indignement. Préteur à Rome, il pilla les édifices sacrés et laissa tomber les édifices publics ; là, sous son autorité, les biens, les propriétés, furent, au mépris des règles établies, adjugés, donnés arbitrairement. Mais c’est dans le gouvernement de Sicile qu’il a laissé les traces les plus profondes, et les plus éclatants témoignages de ses vices. Pendant trois ans il a tellement opprimé, tellement ravagé cette province, qu’il n’est plus possible désormais de la rétablir dans son ancien état, et qu’il faudrait plusieurs années sous des préteurs irréprochables, pour lui rendre enfin quelque apparence de prospérité. Tant que les Siciliens l’ont eu pour préteur, ils n’ont joui ni de leurs lois, ni de nos sénatus-consultes, ni du droit commun des nations : chacun ne possède en Sicile que ce qui a échappé à la rapacité du plus avare et du plus débauché de tous les hommes, ou ce que la satiété ne lui permettait plus de désirer.

V. Aucune affaire, pendant trois ans, n’a été jugée que selon son caprice : nul n’a possédé une chose, lui vînt-elle de son père ou de ses aïeux, dont il ne pût être dépouillé par sentence du préteur. Des sommes incalculables, levées sur les biens des agriculteurs, par des ordonnances aussi criminelles qu’inouïes ; les alliés les plus fidèles traités en ennemis, des citoyens romains torturés et mis à mort, comme des esclaves ; les hommes les plus coupables déclarés innocents et rendus à la liberté pour de l’argent ; les plus distingués, les plus intègres, accusés en leur absence, condamnés et bannis sans être entendus ; les ports les mieux fortifiés, les villes les plus puissantes et les plus sûres ouvertes aux pirates et aux brigands ; les matelots et les soldats siciliens, nos alliés et nos amis, périssant de faim ; nos meilleures flottes, celles qui nous étaient le plus utiles, perdues, détruites, à la honte du peuple romain : voilà les actes qui ont signalé sa préture. Alors aussi, il a pillé et dépouillé les monuments les plus antiques, destinés à l’ornement des villes, par de riches souverains, ou que nos généraux vainqueurs avaient donnés ou rendus aux cités siciliennes. Et ce n’est pas seulement sur les statues et les ornements publics, mais sur les temples consacrés aux cultes les plus saints, qu’il a exercé ses brigandages ; enfin il n’a laissé aux Siciliens aucun dieu, pour peu que la statue en parût faite avec quelque talent, et par un ancien artiste. Quant à ses débauches, et à ses infâmes dissolutions, la pudeur m’empêche de les rappeler ; je craindrais d’augmenter par de tels récits la douleur de ces infortunés, qui n’ont pu garantir de sa lubricité leurs enfants et leurs épouses. Mais ces horreurs, peut-être les a-t-il commises de manière à ce qu’elles ne fussent pas connues de tout le monde. Pas un homme, je le pense, n’a entendu le nom de Verrès, qui ne puisse raconter tous ses forfaits : aussi ai-je bien plus à craindre de paraître oublier quelques-uns de ses crimes, que d’en inventer pour le perdre. Il ne me semble pas, en effet, que la multitude qui nous entoure soit venue pour apprendre de moi les crimes dont il est accusé, mais pour se rappeler et reconnaître avec moi ce qu’elle sait déjà.

VI. En présence de tels faits, cet homme, réduit au désespoir, perdu sans ressource, tente de me combattre, d’une autre manière : il ne cherche pas à m’opposer l’éloquence d’un défenseur ; il ne s’appuie ni sur le crédit, ni sur l’autorité, ni sur la puissance de personne ; il feint, il est vrai, de compter sur tous ces moyens ; mais je vois quel est son but, car il ne se cache pas pour agir. Il fait briller à mes yeux les vains noms de la noblesse, c’est-à-dire, d’hommes arrogants, qui m’embarrassent bien moins parce qu’ils sont nobles, qu’ils ne me servent parce qu’ils sont connus ; il feint donc d’avoir confiance dans leur appui, tandis que depuis longtemps il prépare quelque autre machination. Quelle espérance a-t-il aujourd’hui ? Quel projet médite-t-il ? Je vais bientôt, juges, vous l’exposer en peu de mots ; mais écoutez d’abord, je vous le demande, comment il a arrêté son plan, dès l’origine. Dès qu’il fut de retour de sa province, une négociation, pour acheter le résultat de ce procès, fut conclue à grands frais : il s’en est tenu à ces conditions, à ce contrat, jusqu’au moment de la récusation des juges. Mais, lors de ce tirage au sort, la fortune du peuple romain ayant détruit l’espoir de cet insensé, et ma vigilance ayant déjoué l’audace des corrupteurs, dans la récusation des juges, le contrat fut rompu. Tout allait bien : la liste qui contenait vos noms et ceux des membres du conseil était dans les mains de tout le monde ; plus de notes, plus de couleurs, plus de souillures dont il parût possible de flétrir de tels suffrages alors cet homme, qui paraissait d’abord si gai, si triomphant, devint tout à coup si humble et si soumis, qu’il semblait non seulement condamné dans l’esprit du peuple romain, mais même à ses propres yeux. Mais voici que ces jours derniers, les comices consulaires étant terminés, il reprend ses anciens projets à l’aide de sommes plus considérables ; il emploie les mêmes hommes pour tendre les mêmes pièges à l’honneur et à la fortune de tous les citoyens. Le fait nous a été révélé, d’abord par une faible preuve et de légers indices ; puis, guidés par nos premiers soupçons, nous sommes parvenus à pénétrer leurs desseins les plus secrets.

VII. En effet, comme Hortensius, consul désigné, revenait du Champ de Mars accompagné d’une foule innombrable qui le reconduisait chez lui, C. Curion rencontre par hasard cette multitude. Je le nomme ici plutôt par honneur que dans l’intention de l’offenser ; car je rapporterai des paroles qu’il n’eût pas dites ouvertement, publiquement, au milieu de tant de monde, s’il n’eût pas voulu qu’on les rappelât ; encore ne les répéterai-je qu’avec ménagement, avec précaution, de manière à faire sentir que j’ai égard à notre amitié et à son rang. Il aperçoit, près de l’Arc de Fabius, Verrès au milieu de la foule ; il lui adresse la parole, et le félicite à haute voix. ; quant à Hortensius, qui venait d’être nommé consul, à ses parents, à ses amis qui étaient alors autour de lui, il ne leur dit pas un mot ; c’est devant Verrès qu’il s’arrête, c’est Verrès qu’il embrasse avec affection, en lui— disant d’être sans inquiétude : « Je vous déclare absous, lui dit-il, par les comices d’aujourd’hui. » Ces paroles, entendues par tant de citoyens des plus honorables, me sont aussitôt rapportées, ou plutôt, me sont répétées par tous ceux qui me rencontrent. Les uns en étaient indignés ; les autres en riaient : ceux-ci, parce qu’ils pensaient que la cause de cet homme dépendait de l’autorité des témoins, de la nature des chefs d’accusation, de la décision des juges, et non pas des comices consulaires ; ceux-là, parce qu’ils voyaient mieux le fond des choses, et que. ces félicitations leur semblaient annoncer l’espoir de corrompre les juges. Voici en effet comment ils raisonnaient, comment ces hommes honorables en parlaient entre eux et avec moi : « Il est clair, il est manifeste, qu’il n’y a plus de justice ; celui qui, accusé la veille, se croyait déjà condamné, aujourd’hui, parce que son défenseur est nommé consul, se trouve absous. Quoi donc, toute la Sicile, tous ces Siciliens, tous ces négociants, tous ces actes publics et privés sont à Rome, et tout cela ne sera d’aucun poids ? — non, s’il ne plaît au consul désigné. Mais les juges ? ne prononceront-ils pas d’après les délits, d’après les témoignages, d’après l’opinion du peuple romain ? — non : tout dépendra du pouvoir et de la volonté d’un seul.

VIII. Je l’avouerai avec franchise, juges ; à ces discours, j’étais vivement ému. Car les meilleurs citoyens me disaient : « On vous arrachera ce coupable ; mais nous, nous ne conserverons pas plus longtemps les tribunaux » . En effet, Verrès absous, qui pourra s’opposer à ce qu’on les transporte dans un autre ordre ? Tous étaient dans la douleur ; mais la joie soudaine de ce misérable les affligeait bien moins que les nouvelles félicitations d’un personnage si distingué. Je voulais dissimuler la peine que j’en ressentais ; je voulais cacher ma douleur sous un air impassible, et la renfermer dans le silence ; mais voici que, ces jours-là même, comme les préteurs désignés tiraient au sort les causes qu’ils auraient à instruire, la connaissance des concussions étant échue à Metellus, ou m’annonce que Verrès en a reçu tant de félicitation, qu’il a envoyé chez lui pour en faire part à sa femme. Sans doute, je ne pouvais être satisfait de cet incident, mais je ne voyais pas ce qu’il y avait là de si redoutable pour moi. Je trouvais seulement, d’après le rapport de personnes sûres qui m’ont instruit de tout, que plusieurs paniers pleins d’argent sicilien avaient été transportés de la maison d’un sénateur chez un chevalier romain ; que dix autres paniers environ avaient été laissés chez ce sénateur pour servir dans les comices où je devais me présenter comme candidat ; et que les distributeurs de toutes les tribus avaient été invités à se rendre la nuit près de Verrès. L’un d’eux, qui se croyait obligé à me servir en tout, vient me trouver dans la nuit même ; il m’apprend quels discours Verrès leur a tenus — il leur a rappelé avec quelle libéralité il les avait traités lorsqu’il sollicitait la préture, et depuis, aux dernières élections consulaires et prétoriennes ; enfin il leur a promis tout l’argent qu’ils voudraient, dès qu’ils m’auraient écarté de l’édilité. Les uns avaient dit qu’ils n’osaient s’en charger, d’autres avaient répondu qu’ils ne croyaient pas la chose possible ; on avait cependant trouvé un ami courageux, un parent, un Q. Verrès, de la tribu Romilia, un des distributeurs les mieux disciplinés, élève et ami du père de l’accusé ; il avait, moyennant cinq cent mille sesterces, déposés à l’avance, promis de mener à bonne fin l’entreprise, et quelques-uns s’étaient engagés à le seconder. Voilà ce dont m’avertissait cet ami, en me conseillant, et certes c’était une preuve de bienveillance, de prendre toutes mes précautions.

IX. Assailli de toutes parts, j’avais à peine le temps de faire face à tous ces dangers ; l’ouverture des comices était imminente ; et, dans leur sein même, on m’attaquait avec de puissantes ressources pécuniaires. Le procès pressait ; et les paniers pleins d’or de la Sicile menaçaient l’indépendance de la justice. La crainte des comices m’empêchait de satisfaire librement aux exigences du procès, et le procès ne me permettait pas de consacrer tous mes soins à ma candidature. Enfin je ne pouvais pas faire de menaces aux distributeurs, car je les voyais persuadés que j’allais être distrait et enchaîné ici par cette accusation. Vers ce temps même j’apprends que les Siciliens ont été invités, pour la première fois, par Hortensius., à se rendre chez lui ; et que, libres cette fois, et sachant pourquoi on les invitait, ils ne s’y sont pas rendus. Cependant nos comices, dont Verrès se croyait maître, comme il l’avait été des autres comices de cette année, se sont ouverts. Et lui, cet homme puissant, de courir de tribu en tribu, avec son fils, enfant aimable et plein de grâce, d’aller trouver les amis de son père, les distributeurs, de les saluer tous, et de s’entretenir avec eux. Dès qu’on eut remarqué et compris ses démarches, le peuple romain empêcha que ce même homme, dont les richesses n’avaient pu m’écarter de mon devoir, ne réussît, à force d’argent, à m’exclure des honneurs. Une fois délivré de cette grande affaire de ma candidature, l’esprit plus libre et plus à l’aise, j’ai concentré sur cette cause toute mon activité, toutes mes pensées. Je trouve, juges, que le plan conçu et arrêté par mes adversaires a été de traîner l’affaire en longueur par tous les moyens possibles, afin qu’elle fût plaidée devant M. Métellus, devenu préteur. Ce plan offrait plusieurs avantages : on avait d’abord M. Métellus, ami intime de l’accusé ; ensuite Hortensius, consul, et même Q. Métellus, non moins favorable à cet homme, comme vous l’allez voir, car il lui a donné, pour ainsi dire, une preuve anticipée de sa protection, sans doute par reconnaissance pour les suffrages qu’il lui doit. Avez-vous pensé que je me tairais sur des faits de cette gravité, et, lorsqu’un si grand danger menace la république et ma réputation, que je songerais à autre chose qu’à mon devoir et à ma dignité ? L’autre consul désigné mande chez lui les Siciliens : quelques-uns s’y rendent, parce que L. Métellus est préteur en Sicile. Il leur dit qu’il est consul ; que l’un de ses frères gouverne la province de Sicile, et que l’autre connaîtra des affaires de concussion ; que toutes les mesures ont été prises pour qu’on ne pût nuire à Verrès.

X. Qu’est-ce, je vous prie, Métellus, que corrompre la justice, si ce n’est pas cela ? mander des témoins, des Siciliens surtout, hommes timides et abattus, et les effrayer non seulement par l’autorité, mais par la crainte du ressentiment consulaire, et par le pouvoir de deux préteurs ? Que feriez-vous pour un homme innocent, et l’un de vos proches, lorsque, pour un homme perdu, et qui vous est tout à fait étranger, vous manquez à votre devoir et à votre dignité ? lorsque vous vous exposez à ce que ceux qui ne vous connaissent pas, tiennent pour vrai ce que Verrès dit de vous ? Car il répétait, disait-on, que vous ne deviez pas, comme les autres consuls de votre famille, le consulat au destin, mais à ses bons offices. Il aura donc deux consuls et un préteur à sa dévotion. Non seulement nous éviterons, dit-il, un magistrat trop vigilant dans l’instruction de la cause, et trop esclave de l’estime populaire, M. Glabrion ; mais nous aurons un autre avantage. Au nombre des juges est M. Césonius, collègue de notre accusateur, homme éprouvé et connu dans la judicature, qu’il ne nous serait pas favorable de rencontrer dans un tribunal que nous chercherions à corrompre car déjà, lorsqu’il siégeait parmi les juges présidés par Junius, non seulement il a été indigné d’une semblable tentative, mais il l’a révélée au grand jour. Eh bien, après les calendes de janvier, nous n’aurons pour juge ni M. Césonius, ni Q. Manlius, ni Q. Cornificius, deux des juges les plus sévères et les plus intègres, parce qu’ils seront alors tribuns du peuple. P. Sulpicius, juge austère et incorruptible, est obligé d’entrer en charge aux nones de décembre ; M. Crépéréius, de cette famille de chevaliers si rigide et de mœurs si rigoureuses ; L. Cassius, d’une famille si grave en toutes choses, mais surtout dans les jugements ; Cn. Trémellius, homme d’une conscience, d’une exactitude scrupuleuses : ces trois hommes des anciens temps sont désignés pour le tribunat militaire : à compter des calendes de janvier, ils ne jugeront plus. Nous aurons encore à demander au sort un remplaçant de M. Métellus, puisque c’est lui qui doit présider le tribunal. Ainsi après les calendes de janvier, le préteur et presque tout le tribunal étant changés, nous éluderons à notre gré, et comme il nous plaira, les menaces de l’accusateur, et cette grande attente où l’on est du jugement. Nous sommes aujourd’hui aux nones de sextilis ; vous avez commencé à vous assembler à la neuvième heure ; eh bien ! ce jour, ils ne le comptent même pas. Il y a dix jours d’ici aux jeux votifs que doit célébrer Cn. Pompée ; ces jeux emporteront la quinzaine ; puis viendront immédiatement les jeux romains. Ainsi ce n’est qu’après quarante jours d’intervalle environ, qu’ils pensent devoir répondre à ce que nous aurons dit ; encore se flattent-ils de réussir, soit en plaidant, soit en faisant remettre la cause sous différents prétextes, à traîner l’affaire en longueur jusqu’aux jeux de la victoire. Ces jeux touchent aux jeux plébéiens, après lesquels il ne reste que fort peu de jours d’audience. Et de cette manière, l’accusation étant refroidie, la cause arrivera tout entière devant le préteur Métellus. Quant à ce préteur, si j’avais eu quelque défiance de sa probité, je ne l’aurais pas conservé au nombre des juges ; toutefois, dans les dispositions où je me trouve, j’aime mieux qu’il prononce comme juge dans cette affaire que comme préteur, et lui confier sa tablette sous la foi du serment, que celle des autres sans lui demander son serment.

XI. Maintenant, juges, je vous le demande ; que dois-je faire ? car le conseil que vous me donnerez, même tacitement, sera, j’en suis certain, celui que je me croirai obligé de suivre. Si j’emploie à plaider le temps que la loi m’accorde, je recueillerai le fruit de mes travaux, de mon activité et de mon zèle ; et peut-être, mon accusation montrera-t-elle que jamais accusateur ne s’est présenté mieux armé, plus vigilant, mieux préparé. Mais tandis que je mériterai cette gloire, fruit de mes efforts, il est bien à craindre que l’accusé ne m’échappe. Quel parti puis-je donc prendre ? ce parti n’est, selon moi, ni obscur, ni caché. Cette gloire qui pourrait être la récompense d’une longue suite de discours, réservons-la pour d’autres temps : quant à présent, accusons cet homme avec des pièces, des témoins, des actes et des autorités privés et publics. Dans tout cela, c’est à vous que j’aurai affaire, Hortensius. Je le dis ouvertement : si je pensais que votre dessein fût, dans cette cause, de lutter contre moi par la parole et en réfutant mes preuves, moi aussi je donnerais tous mes soins à l’accusation, et au développement des griefs que j’impute à Verrès mais, puisque vous êtes décidé à me combattre bien moins d’après votre caractère, que d’après le danger et le besoin de l’accusé, il faudra bien se défendre par quelque moyen contre cette conduite insidieuse. Votre plan est de ne commencer à me répondre qu’après les deux fêtes ; le mien, d’obtenir la seconde audience avant les premiers jeux : ainsi, on pourra voir que vous agissez avec astuce ; moi, je ne consulte que la nécessité.

XII. J’ai dit que la lutte était engagée entre nous deux, je m’explique. Lorsque, à la prière des Siciliens, je me suis chargé de cette cause, considérant quelle gloire c’était pour moi que ces peuples voulussent avoir des preuves de mon zèle et de ma fidélité, après en avoir eu de mon intégrité et de mon désintéressement, cette tâche, une fois entreprise, je m’en proposai une plus grande encore, où mon dévouement à la république pourrait éclater dans tout son jour aux yeux du peuple romain. Car, il me paraissait indigne de mes soins et de mes efforts, de citer devant un tribunal cet homme déjà condamné au tribunal de l’opinion, si ce despotisme intolérable, cette partialité intéressée, que vous avez montrée depuis quelques années dans certains jugements, ne se manifestaient encore dans la cause désespérée de ce misérable. Eh bien ! puisque vous êtes si jaloux de dominer, de régner sur nos tribunaux ; puisqu’il y a des hommes qui ne rougissent ni ne se lassent de leur passion et de leur infamie, et qui semblent, comme à plaisir, se précipiter au-devant de la haine et de l’indignation du peuple romain ; voici la tâche que je déclare avoir entreprise, tâche bien lourde et bien périlleuse pour moi, peut-être, mais qui mérite que je rassemble, pour l’accomplir, toutes les forces de mon âge et de mon intelligence. Puisqu’un ordre entier de l’État est opprimé par la perversité et l’audace d’une poignée d’hommes, et avili par le scandale de ses jugements ; je me déclare l’ennemi, l’accusateur acharné, ardent, implacable, de tous ces pervers. Voilà le devoir que je m’impose, que je réclame ; devoir, que je remplirai comme magistrat, que je remplirai du haut de cette tribune où le peuple romain a voulu, qu’à partir des calendes de janvier, je lui rendisse compte des intérêts de la république et de la conduite des mauvais citoyens. C’est là le plus grand, le plus magnifique spectacle que promet au peuple romain mon édilité. Dès ce moment, je proclame, j’annonce, je signifie à tous ceux qui se mêlent de déposer, de garantir, de recevoir, de promettre, de répandre en qualité de séquestres ou d’agents, la corruption dans les tribunaux, à ceux qui tirent vanité de leur puissance et de leur impudence en ce genre, qu’ils aient à s’abstenir, dans cette cause, et à conserver pures de ce crime abominable, leurs mains et leurs pensées.

XIII. Alors Hortensius sera consul ; il sera revêtu du commandement et du pouvoir suprême ; moi, je serai édile, c’est-à-dire, un peu plus que simple citoyen : cependant la question que je promets de traiter est de telle nature, elle intéresse tellement le peuple romain, que le consul lui-même paraîtra, s’il se peut, moins qu’un simple citoyen auprès de moi. On ne se contentera pas de rappeler, mais on discutera, d’après l’exposé de certains faits, tout ce qu’il s’est commis d’horreurs et d’infamies dans l’administration de la justice, pendant ces dix années que les tribunaux ont été confiés au sénat. Le peuple romain apprendra de moi pourquoi, pendant un espace de près de cinquante années que l’ordre des chevaliers fut chargé de rendre la justice, il ne s’éleva pas le moindre soupçon d’argent reçu par un chevalier romain pour obtenir un jugement ; pourquoi, depuis que les tribunaux ont passé à l’ordre des sénateurs, et que le peuple romain a perdu le pouvoir qu’il exerçait sur chacun de nous, Q. Calidius a dit, après sa condamnation, qu’on ne pouvait honnêtement condamner un ancien préteur pour moins de trois millions de sesterces ; pourquoi, lors de la condamnation du sénateur P. Septimius pour crime de péculat devant le préteur Q. Hortensius, on fixa l’amende qu’il devait payer d’après les sommes qu’il avait reçues comme juge ; pourquoi, dans le procès de C. Hérennius et dans celui de C. Popillius, tous deux sénateurs, tous deux condamnés pour péculat, et dans celui de M. Attilius, condamné pour crime de lèse-majesté, il fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’ils avaient reçu de l’argent comme prix de leurs sentences ; pourquoi il s’est trouvé des sénateurs qui, sortis de l’urne que tenait C. Verrès, alors préteur de Rome, allaient aussitôt condamner un accusé sans l’entendre ; pourquoi il s’est trouvé un sénateur, qui, étant juge, reçut de l’argent dans une même cause et de l’accusé, pour le distribuer aux autres juges, et de l’accusateur, pour condamner l’accusé. Mais surtout que ne dirai-je pas de cette ignominie, de cette calamité qui flétrit aujourd’hui l’ordre entier ? On aura vu dans Rome, quand l’ordre des sénateurs rendait la justice, les tablettes des juges, de citoyens qui avaient prêté serment, marquées de différentes couleurs ! Voilà les faits que je développerai, avec exactitude, avec sévérité ; j’en prends ici l’engagement.

XIV. Et quelle sera enfin, croyez-vous, mon indignation, si je m’aperçois que, dans cette cause même, on a, par des moyens semblables, commis quelque fraude, violé quelqu’une des garanties de la justice ? surtout quand je puis prouver, par de nombreux témoignages, que C. Verrès, étant en Sicile, a dit devant plusieurs personnes, « qu’il avait un protecteur puissant sur l’appui duquel il comptait en pillant la province ; que ce n’était pas pour lui seul qu’il amassait de l’argent, mais qu’il avait distribué de telle sorte ses trois années de préture en Sicile, qu’il s’estimait fort heureux s’il lui restait le produit d’une année, sauf à donner à ses patrons et à ses défenseurs celui de la seconde ; et à réserver pour ses juges celui de la troisième, la meilleure et la plus fructueuse. » C’est ce qui m’a fait dire ce que j’ai répété dernièrement devant M. Glabrion, lors de la récusation des juges, et ce qui m’a semblé produire une vive impression sur le peuple romain : « Je pense, disais-je, que les nations étrangères enverront au peuple romain des députés pour demander l’abolition de la loi et des tribunaux contre les concussionnaires. » Ces nations ont remarqué en effet que si ces jugements n’existaient pas, chaque magistrat n’emporterait des provinces que ce qui lui paraîtrait suffisant pour lui-même et pour ses enfants ; tandis qu’aujourd’hui, avec de pareils tribunaux, chacun d’eux enlève tout ce qu’il faut pour satisfaire et lui-même, et ses protecteurs, et ses avocats, et le préteur et les juges ; qu’alors les vexations n’ont plus de bornes ; qu’on peut suffire à la cupidité du plus avare des hommes, mais non au succès d’un procès plus désastreux que toutes les rapines. Quelle gloire pour nos jugements ! quelle réputation pour notre ordre ! voilà que les alliés du peuple romain ne veulent plus qu’on instruise contre les concussionnaires, et renoncent à ces jugements institués par nos ancêtres dans l’intérêt même des alliés ! Eh ! cet homme aurait-il jamais conçu quelque espérance pour lui-même, s’il n’avait depuis longtemps nourri dans son âme une mauvaise opinion de vous ? Aussi doit-il vous être encore plus odieux, s’il est possible, qu’au peuple romain, puisqu’il vous croit semblables à lui en avarice, en scélératesse, en parjure.

XV. Juges, au nom des dieux immortels, ne suivez que les conseils de la sagesse et de la prudence. Je vous en avertis, je vous le déclare et j’en suis moi-même convaincu : une providence divine vous offre en ce moment l’occasion la plus favorable d’arracher votre ordre tout entier à la haine, à l’envie, à l’infamie et au déshonneur. On croit que la justice n’a plus ni sévérité ni conscience, enfin qu’il n’y a plus de justice. Aussi sommes-nous méprisés, décriés par le peuple romain ; l’ignominie nous poursuit et s’attache à nous. Nulle autre raison, en effet, n’a porté le peuple romain à redemander avec tant d’ardeur le rétablissement de la puissance tribunitienne : à s’en tenir aux paroles, il semblait réclamer les droits de ses magistrats ; mais en réalité il voulait une bonne administration de la justice. C’est ce qui n’a point échappé à Q. Catulus, un des citoyens les plus sages et les plus considérables, lorsque, invité à exprimer son avis sur le rapport de Pompée, cet illustre et vaillant personnage, touchant la puissance tribunitienne, il commença par ces paroles d’une autorité toute puissante : « Que les membres du sénat s’acquittaient mal et peu honorablement de leurs fonctions de juges ; et que s’ils avaient voulu, dans l’administration de la justice, satisfaire l’opinion du peuple romain, on n’aurait pas regretté si vivement l’autorité des tribuns. » Enfin, lorsque Cn. Pompée lui-même, consul désigné, tint hors des murs la première assemblée, et qu’il eut déclaré qu’il rétablirait leur pouvoir, déclaration si impatiemment attendue, ses paroles furent accueillies par un bruit et par un murmure de reconnaissance. Mais lorsqu’il eut ajouté : « Que les provinces étaient en proie au pillage et aux vexations ; qu’on n’avait pas honte de vendre la justice, et qu’il voulait pourvoir et remédier à ces désordres, » alors ce ne fut plus par un murmure d’approbation, mais par les plus vives acclamations que le peuple romain manifesta sa volonté.

XVI. Mais maintenant tous les citoyens sont dans l’attente ; ils veulent voir comment chacun de nous se montrera fidèle à la religion du serment et au maintien des lois. Ils ont remarqué que, depuis la loi tribunitienne, un seul sénateur, et un des plus pauvres, a été condamné. Ils ne s’en plaignent pas ; toutefois on ne peut dire qu’ils aient à s’en louer ; car il n’y a nulle gloire à rester intègre, quand il ne se trouve personne qui puisse ou qui veuille vous corrompre. Ici, vous jugerez l’accusé, mais vous serez jugés vous-mêmes par le peuple romain, et votre décision sur cet homme montrera s’il est vrai qu’avec des sénateurs pour juges, un accusé riche et coupable puisse être condamné. Ajoutez que les crimes de l’accusé sont aussi grands que ses trésors sont immenses ; en sorte que s’il est acquitté, on ne pourra l’attribuer à d’autres causes que celles qui vous couvriraient de honte ; on ne se persuadera pas que, ni crédit, ni parenté, ni bonne conduite dans d’autres occasions, ni même quelque moyen illicite mais excusable, aient diminué la honte de tant de vices et de tant de forfaits. Enfin, juges, je plaiderai cette cause de telle manière, je produirai de tels faits, des faits si notoires, si bien prouvés, si imposants, si manifestes, que personne ne tentera d’interposer son crédit pour vous faire absoudre Verrès. J’ai adopté un plan et choisi une route infaillibles pour suivre pas à pas et pour dévoiler toutes leurs tentatives. Je conduirai l’affaire de telle sorte que le peuple romain croira non seulement entendre de ses oreilles tous leurs complots, mais les voir de ses propres yeux. Et vous, quoique la honte et l’infamie se soient attachées depuis quelques années à cet ordre, vous pouvez en enlever la tache et la faire disparaître. C’est une opinion générale que, depuis l’établissement des tribunaux tels qu’ils sont aujourd’hui, pas un n’a brillé de cet éclat et de cette dignité. S’il arrive donc qu’il se commette quelque faute dans celui-ci, on sera convaincu qu’il ne faut pas chercher dans le même ordre des juges plus capables ; on n’en saurait trouver, mais choisir un autre ordre pour administrer la justice.

XVII. Aussi, juges, je commence par demander aux dieux immortels ce que je crois pouvoir espérer, c’est-à-dire qu’il ne se rencontre pas dans cette cause d’autre prévaricateur que celui qui est connu depuis longtemps. Mais s’il s’en trouvait plusieurs, je vous le déclare à vous, juges, et au peuple romain, la vie me manquera plutôt, j’en jure par Hercule, que la force et la persévérance pour poursuivre leur perversité. Mais ce que je promets de poursuivre sans ménagement, à quelques fatigues, à quelques dangers, à quelques inimitiés que je m’expose, dans le cas où le crime serait commis, vous pouvez, Glabrion, en préserver notre gloire par votre sagesse, votre autorité, votre vigilance. Prenez en main la cause des tribunaux ; prenez en main la cause de la sévérité, de l’intégrité, de la bonne foi, de la religion ; prenez en main la cause du sénat, afin que, justifié par ce jugement, il puisse conquérir les éloges et la faveur du peuple romain. Songez qui vous êtes, quelle position vous occupez, ce que vous devez faire pour le peuple romain, ce que vous devez à vos ancêtres ; souvenez-vous de la loi Acilia portée par votre père, et sous l’empire de laquelle le peuple romain a vu rendre contre les concussions des jugements si équitables par les juges les plus sévères. Autour de vous s’élèvent les plus hautes autorités, lesquelles ne vous permettent point d’oublier la gloire de votre maison, et vous rappellent jour et nuit le rare courage de votre père, la profonde sagesse de votre aïeul, l’imposante gravité de votre beau-père. Si donc vous empruntez l’énergie et la vigueur de votre père Glabrion pour résister aux hommes audacieux ; la prudence de votre aïeul Scévola, pour prévoir les embûches que l’on prépare à votre réputation et à celle de ce tribunal ; la fermeté de Scaurus votre beau-père, pour que nul ne puisse vous faire dévier du chemin de la vérité et de la justice : le peuple romain comprendra qu’avec un préteur aussi intègre et aussi honorable, avec un tribunal choisi, les grandes richesses d’un accusé coupable ont servi plutôt à faire soupçonner son crime qu’à lui fournir des moyens de salut.

XVIII. Pour moi, j’ai fermement résolu de ne pas m’exposer à changer de préteur et de juges dans cette cause. Je ne laisserai pas traîner l’affaire jusqu’à cette époque désirée, où les Siciliens, peu dociles jusqu’ici aux esclaves des consuls désignés, qui les mandaient par un abus d’autorité sans exemple, seraient convoqués par les licteurs des consuls ; où ces malheureux, jadis les alliés et les amis du peuple romain, aujourd’hui ses sujets et ses suppliants, perdraient, par l’ordre de ces hommes, leurs droits et tous leurs biens, sans avoir même la faculté de déplorer cette perte. Non, je ne souffrirai pas que, après avoir fini mon plaidoyer, on me réponde alors que ce long délai aura fait oublier mon accusation ; je ne m’exposerai pas à ce que le jugement soit prononcé après le départ de cette foule innombrable venue de toute l’Italie pour les comices, pour les jeux et pour le cens. Vous avez à choisir dans cette affaire entre le tribut de l’admiration et le péril de la réprobation publique ; moi, je n’en aurai que les fatigues et la sollicitude ; mais la connaissance de ce qui se fera, le souvenir de ce qui sera dit par chacun de nous, doivent, je pense, être laissés à tous. Je ferai en ceci une chose qui n’est pas nouvelle, et dont l’exemple m’a déjà été donné par ceux qui sont aujourd’hui à la tête de la république ; je produirai d’abord les témoins : ce que vous verrez de nouveau de ma part, juges, c’est l’ordre dans lequel ils seront entendus, et qui développera toute l’accusation. Dès que je l’aurai fortifiée par mes questions, par mes preuves et mes réflexions, j’appuierai chaque fait de témoignages, de telle sorte que l’accusation ordinaire ne différera en rien de cette accusation nouvelle, si ce n’est que dans celle-là, on produit les témoins après avoir tout dit, et que dans celle-ci, on les produira à la suite de chaque fait, en laissant aux adversaires la faculté de les interroger, d’argumenter et de plaider. S’il se trouve quelqu’un qui regrette que l’accusation ne soit pas renfermée dans un seul plaidoyer, qu’il attende la reprise de la cause, et qu’il sache que cette mesure prudente, dont le but est de prévenir les manœuvres de nos adversaires, a du moins pour excuse la nécessité. Voici donc notre accusation dans cette action première. Nous disons que C. Verrès, outre les actes de débauche dont il s’est rendu coupable, outre ses cruautés contre les citoyens et contre les alliés, outre ses attentats contre les dieux et les hommes, a enlevé de Sicile, au mépris des lois, quarante millions de sesterces. Ce crime, nous le prouverons par des témoins, par des registres particuliers, par des actes publics ; et nos preuves seront assez claires pour vous convaincre que, si nous avions eu plus de temps et de liberté, nous n’aurions pas eu besoin de longs discours.