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Françounetto

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FRANÇOUNETTO,
POÈME
PAR JASMIN.

Deux critiques éminens, MM. Charles Nodier et Sainte-Beuve, ont déjà fait connaître à la France du nord, et l’un d’eux dans cette Revue même, le coiffeur poète du midi, ce Jasmin dont le nom est aussi populaire sur les bords de la Garonne qu’a jamais pu l’être dans aucun pays le nom d’un poète national. Je ne viens pas essayer de redire ce que ces deux juges éclairés ont si bien dit ; mais Jasmin va publier un nouveau volume de poésies patoises : ce volume, j’ai pu le lire un des premiers, en qualité d’ami, d’admirateur et presque de compatriote de Jasmin, et je voudrais montrer qu’il n’est pas indigne de ces charmantes Papillottes si justement appréciées maintenant par tous les hommes de goût. Si la renommée du coiffeur d’Agen s’était produite tout d’abord à Paris, sous les auspices d’un panégyriste méridional, on aurait pu croire, que Dieu et mon pays me passent le mot, à quelque peu de gasconnade de sa part. Maintenant que le talent de Jasmin a été constaté et admiré par des hommes du nord, des Parisiens, et des plus habiles, des plus écoutés, c’est peut-être à nous, hommes du midi, de dire sans crainte quelques mots sur notre poète : celebrare domnestica facta.

J’ouvre donc sans autre préambule le nouveau volume de Jasmin, et je trouve d’abord l’Aveugle de Castel-Cuillé (l’Abuglo de Castel-Cuille), cette touchante histoire qui a fait verser tant de larmes sur toute la ligne des Pyrénées. Si je parle de larmes versées, ne croyez pas que ce soit une métaphore, comme s’il s’agissait de quelque drame classique ou de quelque roman élégant ; non, c’est une vérité littérale et dont j’ai été souvent témoin : quand Jasmin récite devant un auditoire qui le comprend, son beau poème de l’Aveugle, il est difficile de ne pas pleurer avec lui sur les malheurs de la pauvre délaissée.

J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

Et ces larmes, ce n’est pas seulement le peuple qui les répand, le peuple à qui appartient à la fois le poète, la langue et l’héroïne, ce sont encore les belles dames d’Agen, de Toulouse, de Bordeaux et de Pau, car Jasmin exerce sur toutes celles qui l’entendent une sorte de fascination que lui-même a très bien exprimée dans les vers suivans, en s’adressant à l’une d’elles :

T’ey bisto rire quand rizioy,
T’ey bisto ploura quand plourâbi.


Je t’ai vue rire quand je riais,
Je t’ai vue pleurer quand je pleurais.

Je voudrais bien donner ici une idée de ce poème, mais il a été déjà analysé de main de maître par M. Sainte-Beuve : je n’ai garde d’y revenir. Quand on a commencé à parler, à Paris, de Jasmin et de ses poésies, l’Aveugle avait déjà paru, mais à part. La publication d’aujourd’hui n’est qu’une réimpression. Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai relu avec un plaisir peut-être plus vif que dans sa nouveauté. J’ai retrouvé un charme indicible dans ces descriptions si franchement populaires et si poétiques pourtant, dans ces détails de mœurs campagnardes d’une vérité si vivante et en même temps si exquise, dans ce mélange merveilleux de folle joie et de sensibilité pénétrante, dans ce récit d’une catastrophe soudaine qui vient attrister les plaisirs bruyans d’une noce de village, dans ces vers surtout faits avec tant d’art que leur mesure même est l’expression des sentimens qui les inspirent, dans ces habiles changemens de rhythme, ces combinaisons d’harmonie empruntées par Jasmin aux troubadours qui les avaient eux-mêmes empruntées aux Arabes ; délicatesses savantes qui n’ont de rivales en français que les coupes capricieuses de strophe inventées par les poètes du XVIe siècle, et reproduites de notre temps par Victor Hugo. Qui ne sait maintenant par cœur dans tout le midi la plus grande partie de ce drame lyrique, et surtout ce refrain si fortement empreint de la saveur natale ?

Las carreros diouyon flouri,
Tan belo nobio bay sourti,
Diouyon flouri, diouyou grana,
Tan belo nobio bay passa.


Les chemins devraient fleurir,
Si belle fiancée va sortir ;
Devraient fleurir, devraient grainer,
Si belle fiancée va passer.

Je demande pardon de citer ainsi des vers écrits dans une langue que personne ne comprend en-deçà de la Loire, mais il est impossible de faire connaître les poètes autrement qu’en les citant. Je citerai beaucoup dans le cours de cet article, j’en préviens d’avance le lecteur. C’est à lui de voir s’il a le courage de s’aventurer dans ce voyage au milieu d’un monde nouveau, qui lui présentera à tout moment des énigmes à deviner, le tout pour connaître quoi ? les vers d’un coiffeur qui vit à deux cents lieues de Paris, et qui rime en patois gascon. Encore dois-je l’avertir, pour achever d’être franc, qu’il ne connaîtra ces vers eux-mêmes que très imparfaitement, attendu que leur plus grande grace est dans une mélodie qui tient tout entière à la prononciation, et dont le langage écrit ne peut donner absolument aucune idée.

Maintenant, s’il y a un curieux qui ait osé passer outre, malgré cette formidable annonce, j’aurai moins d’embarras avec lui. Celui-là se sera souvenu que le pauvre patois gascon, aujourd’hui si méprisé, n’est autre chose que cette antique langue romane ou provençale, la première langue cultivée de l’Europe moderne, bien défigurée sans doute, bien abâtardie par sa longue décadence, mais charmante toujours dans son abaissement ; celui-là sait que, lorsque le reste de l’Europe était encore silencieux et barbare, notre langue avait déjà des poètes comme Bertrand de Born, Arnaud de Marveil, et tant d’autres, et que, même après le naufrage de la nationalité provençale, elle inspira les premiers essais de ses deux filles plus heureuses, les langues d’Espagne et d’Italie ; celui-là n’a pas oublié que Pétrarque a appris à chanter au bord d’une fontaine de Provence, et que les rois d’Aragon ont appelé à Barcelone des maîtres dans l’art des vers du pays toujousain pour apprendre d’eux ce qu’on appelait alors le gai savoir, el gay saber.

Toutes ces grandeurs ont disparu, mais le fond du vieux langage est resté. Tout altéré qu’il est par une longue infiltration du français, ce langage antique a conservé des restes nombreux de son originalité primitive. Six siècles de proscription n’ont pu éteindre complètement son génie. Seulement, après avoir été l’organe des cours les plus polies et de la société la plus raffinée de la première moitié du moyen-âge, il est devenu l’idiome du peuple seul. S’il a perdu cette subtilité, cette recherche élégante qu’il avait apprise dans les cours d’amour, et par le commerce d’esprit des princesses avec les poètes de son beau temps, il a gagné à se retremper dans des mœurs moins apprêtées plus de vie et de liberté. Il est maintenant plus grossier, mais plus expressif, et les sentimens, les idées qu’il rend, pour lui venir de l’ouvrier et du paysan au lieu du chevalier et de la dame, n’en ont que plus de franchise et de verdeur.

Avant d’entrer dans l’examen du nouveau recueil de Jasmin, il est nécessaire de dire ici quelques mots des formes de la langue et de sa prononciation, afin de rendre autant que possible les beautés du texte intelligibles à ceux qui sont nés loin des anciennes provinces du Languedoc, de la Guienne ou de la Provence.

Le patois méridional, connu à Paris sous le nom générique de patois gascon, se divise, comme tous les patois, en un nombre infini de dialectes. Les principaux sont : le provençal proprement dit, qui se parle d’Avignon à Marseille, et dont le caractère distinctif est d’être rude et grasseyant ; le bas-languedocien, dont le siége est à Montpellier, et qui est, au contraire, d’une douceur et d’une mignardise extrêmes ; le gascon proprement dit, qui est répandu dans toute l’ancienne Gascogne, au pied des Pyrénées, et qui est le plus âpre, le moins altéré de tous, parce que le pays où il domine a été le dernier ouvert à l’influence du nord ; le béarnais, qui règne à Pau, et qui a gardé quelque chose de l’ancienne culture de la cour de Navarre ; enfin, le dialecte qui se parle dans la vallée de la Garonne, et qui est comme le mélange de tous les autres, singulièrement modifiés par un contact plus immédiat avec le français. C’est ce dernier que parle Jasmin. Il y aurait une étude très intéressante à faire sur les causes historiques, philosophiques et physiologiques de ces différences, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le moment.

Comme depuis long-temps le patois a cessé d’être une langue écrite, il n’a pas une orthographe à lui. Ceux qui ont essayé de l’écrire ont adopté des systèmes différens. Celui que Jasmin emploie me paraît bon ; je dois dire cependant que ce système ne convient qu’au dialecte particulier des bords de la Garonne, car s’il s’agissait de rendre, par exemple, la langue des montagnes, il serait insuffisant. Les dialectes pyrénéens sont pleins d’aspirations qui manquent au patois d’Agen ; on y trouve dans toute sa pureté le j espagnol, et, pour l’écrire, il serait nécessaire d’adopter cette lettre. Sur d’autres points, d’autres prononciations particulières exigeraient aussi l’emploi de certains signes distinctifs. Mais il n’en est pas ainsi du patois d’Agen ; les seules consonnes qui diffèrent un peu, dans ce patois, de la prononciation française, sont le c italien, qui se prononce tch, comme on sait, et que Jasmin écrit ch, et l’l mouillée, que Jasmin écrit par un double l, comme les Espagnols.

J’ai cependant une observation à faire sur l’orthographe de Jasmin relativement aux consonnes. C’est pour la manière singulière dont il écrit le son, fort commun en français, de qu ; il écrit, je ne sais pourquoi, kh Le mot baqui, par exemple, il l’écrit bakhi. Qu’on orthographie ainsi certains mots turcs ou arabes qui ont une aspiration après le son k ou qu, rien de mieux ; mais en patois il n’y a pas, que je sache, d’aspiration au milieu du mot baqui et des mots qui lui ressemblent. Voilà pour le h. Quant au k, il a une figure barbare qui ne convient nullement à une des langues les plus douces qu’il y ait au monde ; une telle orthographe est en contradiction évidente avec le génie même du patois, qui est fils du latin, où il n’y avait pas de k. Jasmin aura cru sans doute que, dans toutes les langues méridionales, qui se prononçait coui. C’est une erreur : ce genre de prononciation n’est usité qu’en italien ; en espagnol, qui, que, se prononcent comme en français ki, ke, et cette analogie suffit à justifier l’emploi de qu en patois pour rendre le même son qu’en français. Tout vaut mieux, d’ailleurs, que d’en venir à cette horrible extrémité du k, et accompagné d’un h encore !

Passons aux voyelles. Les voyelles aussi ont en patois le même son qu’en français, même l’u ; il n’y a de différence que pour l’e, qui n’est jamais muet et qui se prononce toujours é. Les diphthongues sont différentes. Ai se prononce en patois comme en italien et en espagnol, aïe ; ei se prononce eïe ; oi se prononce oïe. Jasmin a adopté l’y grec pour ces diphthongues, et il écrit ay, ey, oy. Cette précaution n’était pas obligatoire, dès que les analogues se trouvaient dans les autres langues méridionales ; mais, puisque Jasmin l’a crue nécessaire pour la clarté, nous l’admettons. Il en est de même des diphthongues eu et au, qui se prononcent en patois à peu près comme eou et aou. Jasmin aurait pu les écrire eu et au, comme on les écrit dans les deux autres langues ; il a mieux aimé suivre la prononciation et écrire eou, aou. Ce n’est pas étymologique, ce serait une véritable énormité s’il s’agissait de fixer académiquement l’orthographe de la langue ; mais enfin, puisqu’il ne s’agit que de s’entendre, va pour eou, aou, quoiqu’en réalité ces deux manières d’écrire, qui ne représentent, pour un Parisien, qu’une sorte de miaulement, soient bien loin de rendre le véritable son de ces mélodieuses diphthongues qui ressemblent à un chant d’oiseau.

Il résulte de ce qui précède que, pour bien lire le patois méridional, il suffit de savoir un peu d’italien ou d’espagnol. Presque tout le monde maintenant sait au moins une de ces deux langues. C’est une raison pour se risquer avec moins d’inquiétude à parler de poésies patoises. Si la prononciation des lettres est à peu près la même dans ces trois idiomes, l’accentuation des mots est la même aussi. En français, il n’y a pas d’accent proprement dit ; celui qui ne sait que le français ne peut comprendre quelle musique fait entendre à l’oreille le chant naturel des langues du midi. Là toutes les syllabes sont tour à tour brèves ou longues, et l’accent tonique, placé tantôt à la fin des mots, tantôt au milieu, donne une variété charmante à cette harmonie. Là, toutes les voyelles sont expressives, tous les chocs de consonnes sont évités, tous les sons sourds ou nasaux ont disparu, et le patois est peut-être, de toutes les langues méridionales, la plus agréable à entendre, car il n’a pas ces finales aiguës, ces i répétés qui ôtent à l’italien une partie de son charme ; il n’a pas non plus, du moins à Agen, ces s fortes, ces j aspirés, qui ajoutent à l’espagnol quelque chose de dur et d’énergique.

J’insiste sur ces questions de prononciation et de prosodie, parce que c’est par là surtout que le patois diffère maintenant du français. Quant au vocabulaire, il est, hélas ! devenu presque entièrement français. Bien peu de mots sont encore d’origine locale ; il y en a pourtant, et des plus curieux. Les uns remontent jusqu’au grec, et ont été importés en Provence par les Hellènes de Massilie ; les autres dérivent directement du latin, et restent comme autant de débris de la domination romaine dans les Aquitaines ; quelques-uns ont une source inconnue et primitive ; d’autres sont évidemment le produit spontané de la création populaire. Le poète lui-même se laisse quelquefois aller, dans un de ces momens où l’expression manque à la pensée, à inventer hardiment un de ces mots pittoresques que l’analogie suggère, et qui peignent par le son même. Mais de tels exemples ne sont que trop rares. Les trois quarts des termes ne sont plus que du français patoisé, c’est-à-dire soumis à l’assimilation du son et de la forme, les dernières propriétés qui meurent dans les langues.

J’ai déjà parlé du son ; il me reste, pour finir cette digression nécessaire, à parler de la forme ; ici se retrouve la dualité que j’ai signalée. Les règles grammaticales du patois sont à très peu celles du français, tandis que les formes de ses déclinaisons et de ses conjugaisons se rapprochent des langues méridionales, et surtout de l’espagnol. Le pluriel se forme toujours par l’addition d’une s au singulier, comme en français, avec cette différence qu’en français l’s additionnelle ne se prononce pas, tandis qu’elle se prononce en patois comme en espagnol. Le pluriel en i et en e des Italiens n’y est pas connu. Dans les verbes, les personnes se marquent par les désinences, sans le secours des pronoms, comme en latin et dans toutes les langues émanées directement du latin. Les désinences des différens temps et des participes tiennent aussi du latin, et par suite de l’espagnol. Enfin, ce qu’il y a de plus original dans les formes du patois et qui montre le plus sa double nature, c’est la forme féminine. Dans l’italien et dans l’espagnol, la désinence du féminin est a ; c’était aussi la désinence féminine de l’ancienne langue romane. Le patois moderne a trouvé sans doute que c’était trop s’éloigner du français, qui a pour désinence féminine l’e muet. Il a adopté pour signe du féminin l’o, mais un o qui se prononce si insensiblement, que c’est presque un e muet ; et l’o est en effet de toutes les lettres, après notre e, celle qui se prête le plus à une prononciation à peu près insensible.

Exemple : hurous, heureux, fait hurouzo, heureuse ; poulit, joli, fait poulido, jolie ; mais ces deux mots, hurouzo, poulido, et généralement tous les mots où l’o est à la place de l’e muet, se prononcent en mettant l’accent sur l’avant-dernière syllabe, si bien que la dernière ne forme plus en quelque sorte qu’un faible murmure. Du reste, cette prononciation n’est pas exclusivement celle des mots féminins ; elle s’applique en général à tous les mots qui ont l’accent sur la pénultième, quelle que soit la voyelle de la dernière syllabe ; dans aucun de ces mots, elle n’est plus marquée et plus douce que dans ceux en o, quand ceux-ci appartiennent à la forme féminine, ou qu’ils sont une corruption de mots français terminés en e muet.

Ceci nous amène à parler des règles de la versification patoise. Ces règles sont identiquement les mêmes que celles de la versification française. Les vers assonans des Espagnols, les coupes nombreuses de vers italiens, n’y sont pas usités. Seulement, comme le patois n’a pas d’e muet, il obtient l’équivalent des vers féminins français par la désinence féminine en o muet dont je viens de parler, et en général par tous les mots qui ont l’accent sur la pénultième.

Après cette dissertation qui ressemble un peu, j’en conviens, à la leçon du maître de philosophie dans le Bourgeois gentilhomme, je passe à l’examen du nouveau volume de Jasmin : il en est temps.

Je trouve d’abord une espèce d’épître adressée par Jasmin à un riche agriculteur qui lui avait conseillé de s’établir à Paris, où il ferait nécessairement fortune. Ces sortes de pièces familières, dédaignées par nos grands poètes du jour, ont été de tout temps un des exercices favoris des muses. Horace n’en a pas fait d’autres toute sa vie. Les poètes français du XVIe siècle y excellaient, et dans le XVIIIe Voltaire y a jeté tout ce qu’il avait d’esprit, de bon sens et de gaieté. C’est aussi un des meilleurs genres, le meilleur peut-être de Jasmin. Les poètes en général sont un peu personnels ; ils aiment à parler d’eux-mêmes. Jasmin est de ceux qui se mettent en scène le plus volontiers, et il a raison. Son chef-d’œuvre est précisément la pièce où il a raconté toute sa vie, et qu’il a appelée mes souvenirs, Mous Soubenis. C’est qu’en effet il y a peu de personnalités plus originales, plus vivantes, plus poétiques, que celle de Jasmin. Son principal mérite est d’être lui-même. Son recueil n’est pas un assemblage de ces productions vagues qui peuvent appartenir au premier venu ; ce n’est quelque chose que parce que c’est quelqu’un.

E bous tabé, moussu, sans cregne
De troubla mous jours et mas neys,
M’escribès de pourta ma guitarro et moun pegne
Dins la grando bile des reys !


Et vous aussi, monsieur, sans craindre
De troubler mes jours et mes nuits,
M’écrivez de porter ma guitare et mon peigne
Dans la grande ville des rois !

Oui, sa guitare et son peigne, comme Figaro ; car Jasmin est resté coiffeur, et il ne rougit pas de l’être. Comme le fameux barbier andaloux, le coiffeur gascon, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, tient boutique ouverte de poésie et de frisure, unit aux honneurs de la plume l’utile revenu du rasoir, va philosophiquement riant de tout, faisant la barbe ou les cheveux à tout le monde, et ne croyant pas que l’amour des lettres soit incompatible avec l’esprit des affaires.

Et pourquoi veut-on que Jasmin aille à Paris ? Pour y gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Hélas ? dit-il, je le garderais mal, je le dépenserais vite.

Sâbi pas soulomen counserba de pessetos.

Je ne sais pas seulement conserver de petites pièces.

D’ailleurs la richesse subite a de grands dangers pour un pauvre ouvrier comme lui.

Des perbenguts boudroy siègre la modo,
Beleou bendroy glourious, fièrrous ;
Escaougnayoy lous grands segnous,
Dins un bel char fayoy la godo ;
Renegagoy près de las grandos gens
Mous biels amits è mous parens,
E fayoy ta pla que dins gayre
Minjayoy tout moun amassat ;
E de riche, fier, mesprezayre,
Tournayoy paoure è mesprezat.

Des parvenus je voudrais suivre la mode,
Peut-être deviendrais-je glorieux, fier ;
J’imiterais les grands seigneurs,
Dans un beau char je ferais la roue ;
Je renierais auprès des grandes gens
Mes vieux amis et mes parens,
Et ferais si bien que dans guère
Je mangerais tout mon amassé ;
Et de riche, fier, mépriseur,
Redeviendrais pauvre et méprisé.

La pièce entière est de ce ton ; il faudrait citer chaque vers pour en faire sentir tout l’intérêt. C’est surtout quand Jasmin revient sur lui-même, sur sa ville natale, que sa voix a de la grace. Il ne rit plus alors, il n’est plus ironique, il s’attendrit sur les souvenirs d’enfance qui l’entourent et qu’il lui faudrait quitter. Il aime à songer (saounéja) sous les arbres qui l’ont vu naître. Il ne sait d’ailleurs chanter ni de galans chevaliers,

Ni de grandos damos d’aounou,
Que parlon commo un libre, nou ;
May simple, de la pastourelo
Canti l’amou tendre, que play
Aoutan qu’amou de doumayzelo ;
Car n’ès pas, coumo dit ma may,
La qui parlo millou que sat ayma lou may.


Ni de grandes dames d’honneur,
Qui parlent comme un livre, non ;
Plus simple, de la pastourelle
Je chante l’amour tendre qui plaît
Autant qu’amour de demoiselle ;
Car ce n’est pas, comme dit ma mère,
Celle qui parle le mieux qui sait aimer le plus.

Si le lecteur et moi nous n’avons pas complètement perdu notre temps, moi en écrivant et lui en parcourant les observations qui précèdent sur la prosodie du patois, il ne doit pas être tout-à-fait insensible à l’harmonie délicieuse de ces deux vers :

Car n’ès pas, coumo dit ma may,
La qui parlo millou que sat ayma leu may
.

La fin de la pièce est encore plus touchante, s’il est possible ; pour bien chanter la pauvreté joyeuse, dit le poète, il faut être pauvre et joyeux :

Damori doun jouyous è paoure
Dambé moun pa de segle è l’aygo de ma foun ;
On badailla dins un saloun,
On rits debats de feillos d’aoure ;
E jou risi de tout ; res plus bèn m’atrista,
Ey plourat trop lountèn ; boli me resquita.


Je demeure donc joyeux et pauvre
Avec mon pain de seigle et l’eau de ma fontaine ;
On bâille dans un salon,
On rit sous des feuilles d’arbre ;
Et moi, je ris de tout ; rien ne vient plus m’attrister ;
J’ai pleuré trop long-temps ; je veux me racquitter.

Connaissez-vous un vers plus charmant que celui-ci, qui résume si bien la pauvreté insouciante du midi, cette pauvreté si peu exigente et si tôt satisfaite ?

Dambé moun pa de segle è l’aygo de ma foun.

Quant au dernier trait : Ey plourat trop lountèn, boli me resquita, il est surtout expressif pour ceux qui connaissent les Souvenirs de Jasmin, l’histoire de son enfance si malheureuse, si dénuée, l’épisode admirable du départ de son grand-père pour l’hôpital, les efforts souvent infructueux de sa jeunesse pour échapper à l’affreuse indigence, l’éveil de son talent, le progrès de sa renommée changeant peu à peu sa situation, le rire succédant aux larmes sous son toit visité par la Muse, la joyeuse indépendance de son âge mûr et la douceur nouvelle qu’ajoute à son bonheur présent la mémoire de ses souffrances passées. Ce sentiment est si vif chez lui, qu’il perce dans presque toutes ses poésies, et c’est ainsi que, dans une de ses plus jolies chansons, adressée à un curé qui voulait lui faire faire maigre un jour d’abstinence, il s’excuse gaiement de ne plus jeûner par ce refrain :

En fèt de jûne, ey tant pagat d’abanço,
Que le boun Diou
Me diou.

En fait de jeûne, j’ai tant payé d’avance,
Que le bon Dieu
Me doit.

Cette première pièce peut déjà donner une idée de la manière de Jasmin. On y trouve tout ce qui caractérise son talent, l’accord d’une douce et fine gaieté avec un fonds de mélancolie toujours près des larmes, un instinct populaire très prononcé sous des formes très élégantes et très polies, et enfin, s’il faut tout dire, une assez bonne dose de hâblerie gasconne. Dieu merci ! notre ami Jasmin n’est pas aussi pauvre qu’il le dit poétiquement. Sa pauvreté est celle qui convient à un fils de la lyre. Sans doute il a toujours sa boutique de coiffeur, mais c’est surtout sur les étrangers qui passent à Agen qu’il exerce son art. Sur le comptoir se trouvent par hasard, au milieu des fers à friser, quelques exemplaires du fameux volume des Papillotes. Après avoir joui de la conversation du poète tout en se laissant accommoder par lui, après lui avoir entendu réciter quelques-unes de ses dernières pièces, l’étranger ne peut guère s’en aller sans acheter ce recueil qui contient de si jolies choses, et voilà tout de suite quelques coups de peigne qui ont rapporté plus que la meilleure séance du plus célèbre coiffeur de Paris.

Les compatriotes de Jasmin, et par ses compatriotes j’entends tous les habitans du midi qui savent le patois, rivalisent avec les étrangers pour assurer une heureuse aisance à leur poète favori. Les Papillottes se sont vendues à des milliers d’exemplaires. Le nouveau volume dont il s’agit ici n’a pas encore paru, et il y en a déjà deux mille de placés par souscription. Les poètes les plus en renom de la capitale sont bien loin d’un pareil succès matériel. Jasmin, qui se plaint si spirituellement de ne pas savoir conserver des sous, a, au contraire, tant d’ordre et d’économie, qu’il a su parfaitement administrer sa petite fortune. Il a un fils qui vient de s’associer à une maison de commerce avec une portion des économies paternelles. Tout cela est le fruit de la poésie. Jasmin n’a pas cessé d’être un ouvrier, mais c’est un ouvrier qui n’a plus besoin de travailler pour vivre, et qui peut rêver tant qu’il lui plaît. Lui-même ne fait pas toujours le pauvre dans ses vers, et il a exprimé naïvement l’orgueil légitime que lui donne un avoir si bien acquis, dans ce charmant passage de ses Souvenirs :

May canti, may moun riou grossis ;
E gayre à l’espital a quel riou nou counduis ;
Puleou m’a counduit al countrary,
Dins un grand bureou de noutary ;
E dunpey, fier de ma grandou,
Jou, lou prumé de ma famillo,
Ey bis moun pichou noun que brillo
Sur la listo del couletou.
Ma fenno qu’abio la coustumo,
En prumé, quand lous bers n’eron pas argentous,
De sarra moun papé, de brigailla ma plumo,
Aro, m’offro toutjour, d’un ayre gracious,
La plumo la plus fino et lou papé pu dous.
Tabé, malhur à jou, quand las Muzos m’oublidon !
Fay de bers ! fay de bers ! tous mes parens me cridon !


Plus je chante, plus mon ruisseau grossit ;
Et guère à l’hôpital ce ruisseau ne conduit ;
Plutôt il m’a conduit au contraire
Dans un grand bureau de notaire ;
Et depuis, fier de ma grandeur,
Moi, le premier de ma famille,
J’ai vu mon petit nom qui brille

Sur la liste du collecteur.
Ma femme, qui avait la coutume,
En premier, quand les vers étaient peu argenteux,
De serrer mon papier, de déchirer ma plume,
Maintenant m’offre toujours d’un air gracieux
La plume la plus fine et le papier le plus doux.
Aussi, malheur à moi, quand les Muses m’oublient,
Fais des vers ! fais des vers ! tous mes parens me crient.

Du reste, il est bien évident que Jasmin a raison de rester à Agen. Hors d’Agen, que serait-il ? Un pauvre songeur qui ne saurait plus à qui parler. À Agen, il est chez lui. Tout lui répond quand il chante ; tout lui souffle quelque mot heureux, quelque image locale, quand il en a besoin. Dès que ses vers s’échappent de sa veine, ils sont répétés partout autour de lui, ils courent les rues et les campagnes. Il est la plus grande curiosité du lieu, le premier nom que prononce, en descendant à l’auberge, le touriste anglais ou l’artiste français en voyage. Il lui faut à la fois cet entourage et ce piédestal. Sa renommée se confond avec celle du fameux Gravier et du nouveau pont d’Agen, comme sa voix est l’écho poétique des populations environnantes. Pour produire tout leur effet, ses poésies doivent être entendues sur les rives du fleuve gascon, sous le soleil de son pays ou dans une de ces belles nuits du Languedoc, si claires et si pures que je n’en ai pas vu de pareilles en Italie, même en plein été.

Nous venons de voir Jasmin se défendre de venir à Paris ; nous allons le voir maintenant plaider une autre cause qui ne lui convient pas moins. M. Dumon, député de Lot-et-Garonne et président de l’académie d’Agen, prononça un jour, dans une séance de cette académie, un discours où se trouvait le passage suivant sur Jasmin :

« Un poète nous a été donné, formé par la nature et s’élevant à l’art comme à la perfection de la nature ; ingénieux et naïf, élégant et familier tout ensemble, aimant à peindre les mœurs du peuple dans la langue que le peuple aime à parler, mais poussé par un instinct supérieur de plus nobles images et de plus hautes pensées ; fidèle à son patois comme à la langue natale de son génie, mais donnant au patois même la grace correcte et l’élégance travaillée d’une langue savante. Quel sera le sort de cette poésie originale ? Elle vivra sans doute autant que la langue qui en a reçu le dépôt ; mais cette langue elle-même doit-elle vivre ? Sera-t-elle parlée par notre postérité aussi long-temps qu’elle le fut par nos pères ? Je ne l’espère pas, ou plutôt, si j’ose dire toute ma pensée, je ne le souhaite même pas. J’aime ses tours naïfs et ses expressions pittoresques, vives images de mœurs qui ne sont plus, comme ces ruines qui dominèrent notre pays et qui décorent encore nos paysages. Mais le mouvement qui efface ces derniers vestiges des vieilles mœurs et des vieux pouvoirs, ne le méconnaissons pas : c’est le mouvement de la civilisation elle-même. Poète populaire, vous chantez l’avenir sur la langue du passé. Cette langue que vous parlez si bien, vous la rajeunissez, vous la créez peut-être ; et cependant ne sentez-vous pas que la langue nationale, cet instrument puissant d’une civilisation nouvelle, l’assiége, l’envahit de toutes parts, comme la dernière forteresse d’une civilisation vieillie ? »

Je ne chercherai pas à dissimuler que ces observations, si parfaitement exprimées d’ailleurs, sont d’une justesse évidente. Quiconque a vu de près ce grand mouvement de transformation qui s’accomplit dans le midi de la France, ne peut douter que le vieux patois gascon, qui a résisté à tant de siècles et de révolutions, ne soit bien près d’être emporté par l’irrésistible progrès de la langue nationale. La diffusion toujours croissante de l’instruction primaire lui porte principalement les derniers coups. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Qui peut le dire ? Toujours est-il que Jasmin n’a pu admettre que ce fût seulement possible. Sans être séduit par les éloges dont l’orateur français avait accompagné ses prophéties de mort, le poète méridional a fait une protestation éloquente en faveur de son langage chéri. Cette réponse à moussu Dumoun est une de ses plus belles pièces. Je vais essayer d’en faire connaître les principaux passages. Voici d’abord le commencement :

Lou pu grand pessomen que truque l’homme, aci,
Acò quand nostro may, bieillo, feblo, desfeyto,
S’arremozo touto et s’allieyto
Coundannado pel medeci.
À soun triste cabès que jamay l’ou nou quitto,
L’èl sur soun èl et la ma dins sa ma,
Pouden bé, per un jour, rebis coula sa bisto,
Mais, hélas ! aney biou, per s’escanti douma,
N’ès pas atal, moussu, d’aquello ensourcillayro,
D’aquelo lengo musicayro,
Nostro segoundo may ; de sabens francimans
La coundanon à mort dezunpey tres cens ans,
Tapla biou saquela ; tapla sous mots brounzinon ;
Chés elo, las sazous passon, sonon, tindinon,

E cen-milo-milès enquèro y passaran
Sonaran è tindinaran
.

Le plus grand chagrin qui frappe l’homme ici-bas,
C’est quand notre mère, vieille, faible, défaite,
Se pelotonne toute et s’alite,
Condamnée par le médecin.
À son triste chevet que jamais on ne quitte,
L’œil sur son œil et la main sur sa main,
Nous pouvons bien, pour un jour, ranimer un peu sa vie ;
Mais, hélas ! aujourd’hui elle vit pour s’éteindre demain.
Il n’en est pas ainsi, monsieur, de cette ensorceleuse,
De cette langue musicale,
Notre seconde mère ; de savans francimans
La condamnent à mort depuis trois cents ans ;
Elle vit encore cependant ; cependant ses mots bourdonnent ;
Chez elle, les saisons passent, sonnent, tintent,
Et cent mille mille ans encore passeront,
Et sonneront et tinteront.

Je ne m’arrêterai pas à faire remarquer les expressions heureuses et toutes patoises qui fourmillent dans ces vers : s’arremoza, s’affaisser ; rebiscoula, ranimer ; s’escanti, s’éteindre ; ensourcillayro, enchanteresse ; brounzina, bourdonner ; tindina, tinter ; le poète a fait exprès, en prenant la défense de sa langue, d’accumuler dès le début les locutions les plus originales, les plus caractéristiques, celles qui peuvent porter le plus frappant témoignage de la vitalité du patois. Malheureusement, ce sont là des beautés locales qui ne peuvent guère être comprises que par ceux qui ont l’habitude de l’idiome et le sentiment de son génie particulier. Je crains bien aussi de n’être pas très intelligible quand j’appellerai l’attention du lecteur sur l’harmonie si expressive des quatre derniers vers. Là se trouvent réunies avec un soin coquet toutes les consonnances propres au patois ; le poète s’amuse à les faire tinter, tindina, aux oreilles des blasphémateurs, comme ces clochettes magiques dont la voix argentine et moqueuse révèle l’invisible présence des fées, et dont elles lutinent avec malice ceux qu’elles veulent punir de ne pas croire en elles :

Chès elo, las sazous passon, sonon, tindinon ;
E cen-milo-milès enquèro y passaran.
Sonaran et tindinaran
[1].

J’aime mieux insister sur l’idée elle-même, sur cette tendre comparaison entre une vieille mère qui se meurt et cette bonne vieille langue, qui est une mère aussi ; mais qui ne meurt pas, elle, qui est jeune au contraire, selon le poète, et plus jeune, plus vive, plus folâtre, plus alerte que jamais. Les premiers vers de la strophe sont d’une tristesse, d’un abattement, qui font mal ; les derniers se relèvent tout à coup comme une joyeuse fille qui ferait d’abord la malade, et qui rejetterait brusquement son linceul pour danser au bruit des castagnettes. C’est bien là la muse de Jasmin, tour à tour pleurante et rieuse, et passant comme un éclair des larmes au rire et du rire aux larmes ; véritable enfant du peuple, qui s’attriste et s’amuse à la fois de sa condition humble, mais libre. Tous les vers qui suivent portent l’empreinte de ce double sentiment ; tantôt le poète paraît craindre pour l’avenir du patois, et il appelle alors à son secours tout ce qu’il peut trouver de plus propre à attendrir ; tantôt il se persuade que le danger est illusoire, et il jette des cris de triomphe. Il supplie, il menace, il demande grace, il défie ; rien n’est plus touchant et plus divertissant à la fois.

Pour lui, dit-il franchement, et on ne saurait lui en faire un reproche, car il a bien ses raisons pour cela,

La pichouno patrio ès bien aban la grando.

La petite patrie est bien avant la grande.

Il se demande quelle figure ferait le français, la lengo des moussus, la langue des messieurs, quand il lui faudrait aller aux champs, conduire les bœufs au labourage, charmer par un refrain la peine du pauvre, reposer le travailleur lassé, calmer par la voix de la mère les premières douleurs du nourrisson. Puis, se laissant aller à une illusion poétique : « N’entendez-vous pas là-bas, s’écrie-t-il, cette aimable chanson de noce ?

Nobio, ta may te plouro,
E tu t’en bas !
Plouro, plouro, pastouro ;
— Nou podi pas.


Jeune fiancée, ta mère te pleure,
Et tu t’en vas !
Pleure, pleure, bergère ;
— Je ne peux pas.

N’entendez-vous pas, d’un autre côté, le bouvier dans la prairie, l’ouvrier dans la boutique, le passant sur le grand chemin ? Tous chantent dans leur langue natale, et ces chants, qui ont bercé leurs pères, berceront encore leurs enfans.

Qué boulès ? semblo qu’en cantan
Lou fel des pessomens n’amarejo pas tan
.

Que voulez-vous ? il semble qu’en chantant
Le fiel de nos chagrins ne s’amère pas tant.

Amareja, devenir plus amer, comme passeja, faire beaucoup de pas, se promener ; poutouneja, couvrir de baisers ; taouleja, rester à table ; castelleja, aller de château en château, etc. ; ces verbes en eja, qui expriment une habitude, une répétition, une augmentation, ont un charme qu’il est impossible de rendre, et qui n’a d’analogues que dans les formes augmentatives et répétitives de certains verbes latins, italiens ou espagnols.

Je ne finirais pas si je voulais analyser toutes les finesses de cette poésie qui prouve si bien ce qu’elle veut prouver, savoir que le patois vit encore. Mais vivra-t-il long-temps ? C’est ce que ne croit pas M. Dumon, et j’avoue que je suis de son avis, quel que soit mon amour pour le génie de Jasmin. Tout passe sur la terre. Ce qui reste de la langue des troubadours doit passer aussi. D’ailleurs, comme M. Dumon le laisse entrevoir et comme il faut bien que j’en convienne à mon tour, le patois de Jasmin est si travaillé, qu’il cesse presque d’être un patois. L’inévitable fatalité de la décadence s’accroît même des efforts que fait Jasmin pour l’arrêter. Quelque peine qu’il se donne pour n’être que Gascon, il est Français par le goût, par l’atticisme. Même dans cette pièce où il recherche avec tant de soin la pureté patoise, il est curieux et affligeant de voir l’esprit français se glisser sous les mots les plus imprégnés de couleur locale, et se rire à son tour des airs de victoire de son rival. Éternelle inconséquence des choses humaines ! contradiction inévitable ! Tout effort suscite un effort opposé ; tout succès est près d’une chute ; ce qui rallume pour un moment un feu prêt à s’éteindre, achève de l’étouffer.

Mais écartons ces idées tristes, et soyons tout entiers à notre poète. Aussi bien le voici avec son Voyage à Marmande, qui est parfaitement gai d’un bout à l’autre. Un jour Jasmin était invité à dîner près de Fougaroles, sur la route d’Agen à Marmande ; il part dans la diligence au commencement de la nuit. Personne ne le connaît dans la voiture ; la conversation s’engage sur lui et ses poésies. Un voyageur, qui doit être, dit-il, un régent de collége, se permet d’en parler légèrement ; une dame le défend ; il est reconnu ; tous les voyageurs rient de l’aventure ; lui-même en rit si bien, qu’il oublie son rendez-vous, et il arrive jusqu’à Marmande, où tout le monde se moque de lui. Furieux de s’être ainsi joué lui-même, il cherche à prendre sa revanche. On lui en fournit l’occasion ; il la saisit.

C’est ici le moment de dire que Jasmin ne se contente pas de bien faire les vers ; il les récite encore mieux qu’il ne les fait ; c’est sous ce rapport un véritable rhapsode. Il n’y a pas de bonne fête aux environs d’Agen, et même à vingt lieues à la ronde, que Jasmin n’y soit invité. Quand son arrivée est annoncée quelque part, on accourt de tous côtés pour l’entendre. Depuis près de vingt ans, il ne se lasse pas de redire, et on ne se lasse pas d’admirer les mêmes vers, car il produit peu, et son bagage poétique ne s’accroît guère que d’une ou deux pièces par an. Mais comme il renouvelle ses plus anciennes poésies par la verve toujours vivante de son débit ! comme il les joue ! comme il les mime ! comme il les cadence ! comme il en rend les moindres intentions, les délicatesses les plus subtiles et les plus exquises ! Sa physionomie est incroyablement mobile, son geste naturellement expressif, sa voix souple et sa prononciation agile comme celle des bons auteurs italiens. Il est pleureur, il est bouffon, il est sublime, il est naïf ; c’est un grand artiste. Je ne connais que Lablache qui lui ressemble, et ce n’est pas étonnant ; du Gascon au Napolitain il n’y a que la main.

On devine donc quelle fut sa vengeance. Les voyageurs arrivés avec lui à Marmande attendaient le départ du bateau à vapeur pour Bordeaux. On lui propose de dire des vers pour passer le temps ; il y consent. Peu à peu le charme s’empare de ses auditeurs, même de ceux qui l’avaient critiqué sans le connaître. Il est vrai qu’il y met tout son art, tout son esprit, toute sa verve. On lui demande toujours de nouveaux vers ; toujours il en donne. Les heures s’envolent, les lumières s’éteignent, la nuit entière se passe dans l’enchantement, et quand on se souvient pour la première fois du bateau à vapeur, on apprend qu’il est parti depuis une heure. C’est alors au tour de Jasmin de se moquer de ses compagnons d’infortune, et il n’y manque pas. Le comédien de tout à l’heure redevient le poète satirique, et Dieu sait quelles épigrammes peut imaginer en pareil cas la malice gasconne ! Toute cette petite mystification est racontée avec un esprit infini ; et n’est-ce pas là, dites-moi, une manière charmante d’attraper les gens, et qui sent bien son terroir ? Manquer le bateau à vapeur pour entendre des vers ! Partout ailleurs, on le prendrait pour les fuir.

Nous sommes arrivé au plus important des morceaux qui composent le nouveau recueil, le poème de Françounetto ; avant d’entrer dans l’examen du poème en lui-même, il faut faire l’histoire de sa composition, car il y a toujours une histoire attachée à chacune des œuvres de Jasmin.

Depuis longues années déjà, Jasmin jouissait à Agen d’une popularité sans égale. Sa renommée avait même gagné de proche en proche jusqu’à Bordeaux ; il y était allé, il avait récité ses poésies en public, et il avait obtenu son succès accoutumé. Cependant il n’était pas encore complètement satisfait. Parmi les grandes villes du midi, il en était une, la première peut-être, qui n’avait pas encore adopté sa gloire et qui ne le connaissait presque pas. Toulouse est toujours, quoi qu’en disent ses rivales, la capitale intellectuelle et artistique d’un grand tiers de la France. Son antique université, où sont venus s’instruire de tout temps les enfans du midi, ses jeux floraux dont on rit et que l’on envie, comme on fait de l’Académie française, ont entretenu de siècle en siècle cette notabilité qui ne peut être contestée que pour la forme. D’ailleurs le suffrage de Toulouse devait avoir un prix particulier aux yeux de Jasmin : cette ville est la patrie de Goudouli, le plus célèbre des poètes patois, celui dont le coiffeur d’Agen ambitionne le plus l’héritage. En voilà plus qu’il n’en fallait pour troubler son sommeil.

Mais en même temps on savait, dans le midi, que Toulouse avait un esprit municipal très prononcé (elle en a donné récemment de trop fortes preuves pour qu’il soit nécessaire d’insister beaucoup sur ce point), on savait que les Toulousains étaient sévères en général pour tout ce qui ne venait pas d’eux-mêmes. C’était là un fait irrécusable et très inquiétant pour Jasmin. Enfin, après bien des hésitations, il se décide à venir à Toulouse ; c’était au mois de janvier 1836. Il est parfaitement reçu ; quelques lectures de salons le mettent à la mode ; les littérateurs du pays lui donnent un banquet ; succès, succès complet. Ivre de joie, il remercie les Toulousains dans quelques jolis couplets, et part en promettant de revenir. Il est revenu en effet, mais près de quatre ans après, et apportant avec lui le poème de Françounetto, dédié à la ville de Toulouse. C’est ainsi qu’il travaille à sa gloire ; il y met beaucoup de temps et de patience, mais aussi il la construit solidement, et, en fait de popularité, il ne perd rien pour attendre, comme on va voir.

Dès son arrivée, le maire mit à sa disposition une des salles du fameux Capitole de Toulouse, appelée le petit consistoire, où se sont souvent rassemblés les successeurs des sept poètes qui fondèrent, il y a cinq siècles, le corps des jeux floraux. C’est dans cette salle poétique que Jasmin fit une première lecture de son nouveau poème ; cette lecture ne dura pas moins d’une heure et demie, et il n’y eut pas un moment de fatigue ou d’ennui. L’auditoire, sans être encore très nombreux, était pourtant plus considérable qu’aux auditions du premier voyage. L’enthousiasme fut universel. Cet enivrement inexprimable que Jasmin sait produire gagna toutes les têtes. Bientôt toute la ville de Toulouse voulut entendre l’heureux poète. C’était le moment que Jasmin avait préparé par ces transitions habiles, car il ne soigne pas moins ses succès que ses ouvrages. On chercha une salle immense qui pût contenir tous les curieux, et on ne la trouva que dans la grande salle du musée. Une estrade fut élevée au milieu pour le poète, et, au jour fixé, quinze cents personnes se pressèrent dans l’enceinte, avides de voir et d’entendre Jasmin.

Tous les voyageurs qui ont passé par Toulouse, soit pour aller aux eaux des Pyrénées, soit pour toute autre cause, connaissent maintenant le musée de cette ville, le plus beau de province sans comparaison. La salle principale n’est autre chose que la nef de l’ancienne église d’un couvent d’augustins, transformée avec art par un architecte habile, pour recevoir et bien éclairer des tableaux. À cette salle si vaste touchent deux cloîtres, l’un petit et gracieux dans le goût élégant de la renaissance, l’autre très grand et magnifique, qui date du moyen-âge. Sous les ogives de ce dernier cloître, à l’ombre de ses fines colonnettes et des guirlandes de pampres qui couronnent leurs chapiteaux historiés, sont rangées de nombreuses statues d’évêques, de saints et de chevaliers, les unes debout, les autres couchées, toutes provenant d’églises ou d’abbayes détruites pendant la révolution, et rassemblées avec un soin intelligent. Il ne se peut rien imaginer de plus intéressant et de plus pittoresque. C’est dans ce local unique, au milieu de toutes ces ruines des temps passés, au pied des tableaux des maîtres, que Jasmin récita pour la seconde fois son poème, en présence de l’élite de cette ville, dont il avait tant désiré et tant redouté le jugement.

Jamais il n’avait été mieux inspiré. La grandeur extraordinaire du théâtre agissait sur son imagination méridionale et l’élevait au-dessus de lui-même. Le silence religieux de la foule n’était interrompu de momens en momens que par des frémissemens d’admiration. Les deux mille cinq cents vers de Françounetto passèrent comme un rêve éblouissant, et après le poème, d’autres vers encore, car on ne pouvait se lasser d’écouter. Les jeunes ouvriers toulousains, qui forment, le soir, dans les rues, des chœurs remarquables par la fraîcheur des voix et la justesse du sentiment musical, avaient été invités à cette solennité poétique. Dans les intervalles de la déclamation, les chœurs s’élevaient comme une réponse céleste, et remplissaient d’une nouvelle harmonie la large nef et les longues galeries des vieux cloîtres. Quel est, de notre temps, le poète qui peut espérer d’avoir un pareil jour dans sa vie ? Et ne faut-il pas remonter, pour trouver de semblables scènes, jusqu’à ces temps de la Grèce antique où les poètes et les historiens lisaient leurs œuvres devant le peuple assemblé, ou du moins jusqu’à ces jours célèbres de l’Italie où les chantres divins étaient couronnés dans les fêtes publiques ?

C’est qu’en effet, dans les pays du midi, les arts suprêmes, la poésie et la musique, sont plus éminemment populaires qu’ailleurs. L’intelligence et le goût y sont si naturellement répandus dans les classes les plus inférieures, que la différence qui sépare dans le nord le peuple proprement dit des classes lettrées, n’y existe presque pas. Véritables terres d’égalité, où le pauvre parle familièrement au riche, où tous les hommes se confondent, parce qu’ils ont tous à peu près les mêmes facultés également développées, parce qu’ils jouissent tous de ce qui n’est ailleurs qu’un privilége de la fortune, le loisir. On sait avec quel air d’aisance le Manolo de Madrid aborde dans la rue le grand d’Espagne pour lui demander d’allumer son cigarre au sien, et de quel œil superbe le Transteverin de Rome regarde passer, drapé dans son manteau, le carrosse doré des cardinaux. L’égalité pratique n’est pas poussée tout-à-fait aussi loin dans le midi de la France, mais peu s’en faut. L’homme du peuple y est moins respectueux que dans les provinces septentrionales, parce qu’en effet la différence entre les rangs est moins sensible dans l’esprit et dans les manières. À Toulouse, les ouvriers fréquentent en foule le théâtre, et ils ne sont pas les plus mauvais juges.

C’est là ce qui explique le succès universel de Jasmin ; c’est là aussi ce qui donne le secret de son talent, si élégant et si familier tout ensemble. Il sort du peuple, mais d’un peuple privilégié chez qui la distinction est naturelle, et qui comprend parfaitement tout ce qu’il y a de fin et de classique dans son poète. Ce n’est pas seulement pour avoir étudié quelque peu au séminaire dans sa jeunesse, que Jasmin a un si vif sentiment du beau, c’est encore et surtout parce que ce sentiment est général autour de lui. De tous ses ouvrages, le poème de Françounetto est celui où il a voulu être le plus complètement peuple, et c’est en même temps le plus noble et le plus châtié. Le Gascon s’est piqué au jeu, il a voulu faire à M. Dumon une seconde réponse plus frappante, plus décisive que la première, et il a réussi. Pour mon compte, je dois confesser qu’il m’a un peu ébranlé ; je n’aurais jamais cru qu’il y eût encore dans le patois tant de ressources. Le style de Françounetto n’est pas seulement un modèle d’harmonie, c’est encore un tour de force. Dans le langage comme dans les idées, tout souvenir du français a presque disparu ; on dirait par momens du patois écrit depuis un siècle.

Le poème commence par la dédicace à la ville de Toulouse.

Quand bezioy punteja l’aoubeto blanquignouso
D’aquel mès que fay espeli
La flou de poesio è del brot è del li,
Me disioy douçomen : o Toulouzo ! Toulouzo !
Que me trigo d’ana sur ta berdo pelouso,
Flouca de pimpouns d’or lou clot de Goudouli !
E pimpouns d’or en ma, taleou que jour besquéri,
Troubadour pèlerin de cats à tu m’abièri.


Quand je voyais poindre l’aube blanchissante
De ce mois qui fait épanouir
La fleur de poésie et du buisson et du lin,
Je me disais doucement : Ô Toulouse ! Toulouse !
Qu’il me tarde d’aller, sur ta verte pelouse,
Fleurir de boutons d’or le tombeau de Goudouli !
Et boutons d’or en main, dès que je vis jour,
Troubadour pèlerin, devers toi je m’en allai.

M’abièri, je m’en allai, je me fis sortir, expression empruntée, comme beaucoup d’autres du même poème, au langage des champs. On dit à la campagne : Abia lou bestial, faire sortir le bétail de l’étable ; de là s’abia, se faire sortir, s’en aller, s’arracher soi-même du lieu où l’on est pour aller ailleurs. Je cite cet exemple, j’en pourrais citer cent autres du même procédé.

On trouve dans la même dédicace :

Espoumpat d’esperenço,
Entrôqui lous cabels de ma recounechenso,
E te porti ma garbo
.


Tout gonflé d’espérance,
Je ramasse les épis de ma reconnaissance,
Et te porte ma gerbe.

Espoumpat, tout gonflé, comme une éponge qui a pompé toute l’eau qu’elle peut contenir ; les épis de ma reconnaissance, autre métaphore empruntée à la vie des champs.

La scène de Françounetto se passe à l’époque des guerres de religion dans le midi. C’était le temps, dit le poète en commençant, où le sanguinaire Blazy tombait à bras raccourci sur les protestans, les taillait en pièces, escartaillâbo, et, au nom d’un Dieu de paix, couvrait la terre de sang et de pleurs. Il y avait cependant un moment de trêve ; on n’entendait plus sur les coteaux le bruit des fusils et des couleuvrines ; après avoir tué du monde à en remplir des puits jusqu’au bord, à n’arraza de pouts, le bourreau lassé s’était enfermé dans son château de guerre, et, derrière ses triples ponts et ses triples fossés, il communiait tout couvert de sang. De leur côté, les jeunes bergers et les jeunes bergères, pastourelets et pastoureletos, au milieu d’un pays dévasté, presque désert, avaient repris leurs fêtes, leurs chansons et leurs amours. Et là se place une description animée de la fête locale du village de Roquefort.

Rès de pu poulit saquela
Que de beyre aquels piffrayres
Estifla ;
E dansayros et dansayres
Biroula !
Regaytas sourti de la desco
Tourtilloun è curbelet !
Té ! té ! la limounado fresco !
Coumo la pinton à galet !


Rien de plus joli tout de même
Que de voir tous ces joueurs de musette
Souffler,
Et danseurs et danseuses
Tourner ;
Regardez sortir de la corbeille
Tortillon et biscuit !
Tiens ! tiens ! la limonade fraîche,
Comme ils la boivent à la régalade !

Je ne réponds pas que la peinture soit parfaitement exacte quant au temps ; je ne jurerais pas, par exemple, que la limonade fraîche ait été fort à la mode dans les campagnes de Gascogne au temps de Montluc ; peu importe. Elle y est très en usage de nos jours, de même que ces espèces de gâteaux qu’on appelle tortillon et curbelet ; cela suffit. Ce qui est plus sûr, c’est l’entrain merveilleux de toute cette description dont je n’ai cité qu’un court extrait ; ce sont ces expressions locales si bien choisies : saquela, tout de même ; piffrayres, joueurs de musette, les piferari d’Italie ; estifla, souffler ; biroula, pirouetter ; la desco, corbeille ronde, dont le nom est emprunté du disque antique, etc. Mais voici une jeune fille qui se mêle à la danse ; c’est l’héroïne du poème, c’est Françounette ; deux mots sur elle, s’il vous plaît, dit gaiement le poète.

Françounetto, diminutif de Françoun, Françoise (on sait quelle grace ont les diminutifs dans les langues méridionales, et le patois en a autant que toute autre), a été surnommée dans son canton la belle des belles, la poulido de las poulidos. N’allez pas cependant vous figurer que ce soit une de ces beautés à la mode dans les salons, qu’elle soit pâle comme un lys, maigre, courbée et languissante

Commo l’aouba que plouro al bord d’uno aygo fino.

Comme l’aubier qui pleure au bord d’une eau limpide.

Non, non ; Françounette est une belle fille, une vraie paysanne, bien portante, bien vigoureuse ; ses yeux brillent comme deux étoiles.

Semblo que l’on prendro las rozos à manâdos
Sur sas gaoutos rapoutinâdos
.

Il semble qu’on prendrait les roses à poignées
Sur ses joues rebondies.

Aussi tous les jeunes gens du pays l’aiment-ils à en perdre les ongles, expression proverbiale qui en vaut bien d’autres pour peindre la violence de la passion. La jeune coquette jouit de son triomphe, et son front s’illumine, se dore de plaisir : e soun froun n’en daourejo ; mais elle n’a voulu encore donner son cœur à personne. Les pauvres amoureux ne vont pas graver leurs peines sur l’écorce des arbres, car ils ne savent pas écrire ;

Mès que d’utis près al rebès,
Mès que de bignos mal poudâdos,
Que de brencos mal rebugâdos,
E que de regos de trabès !

Mais que d’outils pris à l’envers,

Mais que de vignes mal taillées,
Que de branches mal émondées,
Et que de sillons de travers !

Il est d’usage, parmi les paysans gascons, que le danseur qui a lassé sa danseuse lui donne un baiser. Tous les jeunes gens veulent danser avec Françounetto :

Mès fiiletto jamay n’ès lasso que quand bol.

Mais fillette jamais n’est lasse que quand elle veut.

et déjà Guillaume, Louis, Jean, Pierre, Paul, ont été mis hors d’haleine, sans avoir gagné le prix désiré. Enfin Marcel se présente, il coupe, comme on dit en Gascogne quand un danseur se substitue à un autre dans le rondeau. Marcel est un soldat, un favori de Montluc ; il aime la jeune fille comme les autres, et il compte que son uniforme, son grand sabre, la séduiront un peu. Tout le monde se presse pour voir s’il aura enfin le baiser. Hélas ! Françounette saute plus fort que jamais ; Marcel s’épuise en vain, il va tomber de fatigue, un jeune forgeron nommé Pascal s’élance alors, il coupe ; après quelques sauts, Françounette sourit, s’avoue vaincue ; elle avance la joue, et Pascal l’embrasse aux applaudissemens universels.

À cette vue qui montre que Pascal est le préféré, Marcel ne peut contenir sa fureur et sa jalousie. Il insulte Pascal, qui lui répond par des coups de poing, comme un véritable paysan qu’il est. Le soldat tire à demi son sabre, mais le forgeron est le plus fort. Quoique blessé à la main, Pascal saisit son rival et le terrasse. — Achève-le ! achève-le ! lui crient ses camarades ; mais Pascal est aussi généreux que brave, il épargne Marcel, qui se relève et se jette sur lui le sabre à la main. La lutte serait devenue mortelle, si Montluc lui-même, qui passait par hasard, n’était intervenu. Le vieux guerrier sépare les combattans avec l’autorité de son rang et de sa renommée. Marcel, blessé à la fois dans son orgueil et dans son amour, jure en lui-même que Françounette ne sera pas à d’autre que lui. Ainsi finit le premier chant, qui dessine très bien, comme on le voit, le sujet et les personnages, et où le drame à son début n’exige rien moins pour se dénouer que l’intervention de Montluc, le terrible héros gascon ; nec deus intersit nisi dignus vindice nodus.

Nous avons vu dans le premier chant les réjouissances du peuple des campagnes pendant l’été ; nous allons voir dans le second ses plaisirs de l’hiver. Le chant commence par cette peinture de la mauvaise saison :

Un mès, dus mès, très mès, en joyos se passeron ;
Mès dansos, jots, escoboussols,
E touts lous plazès faribols,
Dambé las feillos s’entournèron.
Tout prenguèt, en hiber, un ayre triste e biel,
Debat la capèlo del ciel ;
Taleou ney, dins lous cans, digun plus s’azardâbo ;
Triste, cadun s’acoufinâbo
Al tour de grans fets carraillès ;
E lout-carous e fatchillès
Que fan grumi de poou l’oustal è la cabano
Eron sancé fa la pabâno
Debat lous ourmes nuts è l’entour dès paillés.


Un mois, deux mois, trois mois, en plaisirs se passèrent ;
Mais danses, jeux, escoboussols,
Et tous les folâtres plaisirs,
Avec les feuilles s’en allèrent.
Tout prit, quand vint l’hiver, un air triste et vieux
Sous la couverture des cieux ;
Dès la nuit, dans les champs, nul ne se hasardait plus ;
Triste, chacun se ramassait
Autour des grands feux carraillès ;
Et les loups-garous, les sorciers,
Qui font trembler de peur la maison et la cabane,
Étaient censés faire leur ronde
Sous les grands ormes nus et autour des paillers.

Je ne crois pas exagérer en disant qu’il faut remonter jusqu’à La Fontaine pour trouver des descriptions comparables à celle-ci. D’abord les mots originaux y abondent : l’escoboussol est la petite fête que donne le propriétaire de campagne à ses ouvriers quand le dernier grain de blé a été enlevé de l’aire ; le feu carraillé est un de ces feux à pleine cheminée comme on n’en trouve plus que dans les coins les plus reculés des provinces ; les fatchillès sont les sorciers, de fatum, d’où vient aussi le nom de fates ou fées ; mais ce n’est pas encore là ce que j’admire le plus dans ce morceau. L’harmonie imitative y est poussée à un point extraordinaire. La vague impression de terreur que donnent les nuits d’hiver est rendue de main de maître. Je n’ai jamais entendu Jasmin réciter ces vers, mais je suis convaincu d’avance qu’il doit faire frissonner les plus hardis en disant ce vers formidable :

Taleou ney, dins lous cans, digun plus s’azardâbo.

S’azardâbo, toute l’obscurité immense de la nuit est dans ce mot, qu’il ne doit prononcer qu’à voix basse et en jetant autour de lui ces regards inquiets qu’on jette dans les ténèbres ; il ne doit pas être moins effrayant quand il traîne la voix sur ces deux autres vers qui peignent si bien l’effroi lointain qu’inspire la tournée nocturne des sorciers :

Eron sancé fa la pabâno
Debat lous ourmes nuts è l’entour des paillès.

Un vendredi, veille du premier de l’an, les jeunes garçons et les jeunes filles du village sont convoqués pour une grande soirée de devidage. On se rassemble dans une grande chambre ; filles et garçons font tourner de nombreux devidoirs. Il faut une chanson pour animer la veillée ; cette chanson, c’est un des amoureux de Françounette, c’est Thomas qui va la chanter, ce qui veut dire suffisamment que la belle des belles en sera l’héroïne. — Écoutons Thomas ou plutôt Jasmin, car Jasmin ne s’est pas borné à faire les paroles de sa chanson, il en a fait aussi la musique, ou plutôt il a arrangé, pour ses vers, un vieil air de son pays, et il le chante à ravir :

Faribolo pastouro,
Sereno al co de glas,
Oh ! digo, digo couro
Entendren tinta l’heuro
Oun t’amistouzaras ;
Tout jour fariboulèjes,
E quand parpailloulèjes,
La foulo que mestrèjes,
Sur toun cami se mèt
E te sièt.

Mès rès d’acos, maynado,
Al bounhur pot mena ;
Qu’es acos d’estre aymado,
Quand on sat pas ayma ?


Ô folâtre bergère,
Syrène au cœur glacé,
Oh ! dis, dis-nous, quand donc
Nous entendrons sonner l’heure
Où tu t’adouciras.
Toujours tu folâtres,
Et quand tu papillonnes,
La foule que tu maîtrises,

Sur ton chemin se met
Et te suit.

Mais rien de cela, fillette,
Au bonheur ne peut mener ;
Qu’est-ce donc d’être aimée,
Quand on ne sait pas aimer ?

Je dois dire tout de suite que, de ce poème qui a eu tant de succès, la chanson est encore ce qui en a eu le plus. Tout le monde la chante maintenant dans le midi, et, pour quiconque voudra se donner la peine de la lire avec un peu de soin pour la bien comprendre, son immense popularité n’aura rien d’étonnant. On n’avait encore rien fait de plus gracieux sur ce thème éternel de l’amour que tous les temps et tous les pays ont brodé à leur manière. Chaque mot est harmonieux, chaque image est délicate. Je n’essaierai pas d’analyser ce qui ne s’analyse pas ; je me bornerai seulement à faire remarquer le charme particulier de ce mot maynado, jeune fille (au nom du ciel, ne prononcez pas ménadeau, mais maïe-nâ-do), dont l’étymologie est également touchante, qu’on la fasse venir de may, mère, ou de mayne, village.

second couplet.

Nostro joyo as bis creche
Quand lusis lou sourel ;
Ebé ! cado dimeche,
Quand te bezen pareche,
Nous fas may plazé qu’el ;
Ayman ta bouès d’angèlo,
Ta courso d’hiroundèlo,
Toun ayre doumayzèlo,
Ta bouco, amay tous pièls,
Et tous èls ;
Mais rès d’aco, maynado,
etc.

Notre joie tu vis croître
Quand brille le soleil ;
Eh bien ! chaque dimanche,
Quand on te voit paraître,
Tu fais plus de plaisir que lui ;
Nous aimons ta voix d’ange,
Ta course d’hirondelle,
Ton air de demoiselle,
Ta bouche, tes cheveux

Et tes yeux ;
Mais rien de tout cela, jeune fille, etc.

troisième couplet.

Tristos soun las countrâdos,
Quand s’abeouzon de tu ;
Las segos, ni las prâdos
Nou soun plus embaumâdos,
Lou ciel n’es plus tan blu ;
Quand tornes, faribolo,
La languino s’enbolo,
Chacun se rebiscolo,
Minjayan tous ditous
De poutous.
Mès res d’acos, maynado
, etc.

Tristes sont les contrées
Quand elles s’aveuvent de toi ;
Les haies et les prées
Ne sont plus embaumées ;
Le ciel n’est plus si bleu ;
Si tu reviens, folâtre,
La tristesse s’envole,
Chacun se ranime,
Nous mangerions tes petits doigts
De baisers.
Mais rien de tout cela, jeune fille, etc.

Il y a bien un quatrième couplet, charmant aussi, mais je m’en tiens là, pour ne pas tout citer. Le troisième est d’ailleurs le plus joli : il finit par deux mots ravissans particuliers au patois, ditous, petits doigts, doigts de femme, et poutous, baisers.

On comprend qu’après avoir entendu une pareille chanson, Françounette est arrivée à l’apogée de sa gloire. Cette chanson, c’est Pascal qui l’a faite, et l’amour naissant de la jeune fille pour le forgeron la lui rend encore plus douce et plus belle. Mais tout à coup un bruit de gonds se fait entendre, une porte s’ouvre, un homme barbu paraît ; c’est le sorcier du bois noir. À cet aspect, tout le monde tremble. Le sorcier annonce d’une voix terrible que Françounette est fille d’un huguenot, qu’elle a été vendue au démon par son père, et que celui qui l’épousera aura le cou tordu par Satan la nuit de ses noces. Puis la porte s’ouvre d’elle-même toute grande, s’alando, dit le texte, et le sorcier disparaît, laissant Françounette terrifiée et tous les assistans confondus. Aussitôt la veillée se disperse, la fatale nouvelle se répand dans le pays ; les filles et les mères, jalouses de la belle des belles, empoisonnent encore les paroles du sorcier, et la malheureuse devient aussi délaissée, aussi à plaindre, qu’elle a été brillante et recherchée. Cette catastrophe met fin au second chant.

On voit que, jusqu’à présent, le petit roman inventé par Jasmin n’a pas mal marché. Les deux derniers chants ne sont pas moins bien conçus. Françounette, au désespoir, essaie plusieurs moyens de prouver qu’elle n’appartient pas au démon ; rien ne lui réussit. Le jour de Pâques, elle va dévotement entendre la messe, mais au moment où elle veut prendre du pain bénit, le marguillier, qui est oncle de Marcel et qui porte la corbeille, passe devant elle sans s’arrêter. Cet affront est près de la faire mourir de honte, quand Pascal se précipite et lui donne le plus beau morceau du pain sacré. Une autre fois, elle va faire une dévotion à une statue de la Vierge fort révérée dans le pays ; au moment où le prêtre approche de ses lèvres l’image de la mère de Dieu, un coup de tonnerre éclate, un vent subit éteint le cierge de la pauvre fille et les cierges de l’autel. Ce coup de tonnerre est suivi d’un orage affreux qui dévaste tout le pays ; alors la population entière, soulevée par la douleur et la superstition, s’ameute pour brûler la cabane où Françounette vit seule avec sa vieille grand’mère.

Aux cris de la foule furieuse, Pascal et Marcel accourent tous deux. — Il n’y a qu’un moyen de la sauver, dit le soldat, c’est de l’épouser, et je l’épouse si elle veut. Moi aussi, s’écrie Pascal, oubliant dans ce moment suprême la terrible fatalité qui condamne à mort le mari de la fiancée du démon. Françounette hésite à accepter ce sacrifice, mais quelque chose lui dit que la menace du vieux sorcier est vaine, et elle consent à épouser Pascal. La fureur populaire s’apaise. Le jour de la noce arrive bientôt ; tout le pays y assiste dans une tristesse profonde ; chacun plaint le sort de ce brave jeune homme qui va périr victime de son amour. Au moment où les deux époux sont sur le point d’entrer dans la chambre nuptiale, la mère de Pascal accourt en pleurant ; elle se jette aux pieds de son fils, et le supplie de ne pas la laisser seule sur la terre. Enfin, touché du désespoir de la malheureuse mère, Marcel avoue que c’est lui qui a payé le sorcier du bois noir pour faire son abominable histoire, et le malheur des deux amans se change en ivresse.

Le quatrième et dernier chant est le plus faible comme poésie, mais il est en revanche le plus dramatique. Le soulèvement de la populace contre Françounette est peint avec une grande énergie ; la situation dans laquelle le poète a placé Pascal est neuve, hardie et d’un véritable intérêt. Quant au troisième chant, il contient, comme les deux premiers, des détails charmans. L’épisode du pain bénit, celui de la dévotion à la Vierge, sont pleins de couleur locale. La peinture de l’isolement affreux de la belle des belles, de son petit jardin abandonné, des consolations que lui donne sa grand’mère, et des progrès que fait son amour dans la douleur, ne le cède en rien aux plus touchans récits de ce genre. Jasmin a fait preuve, dans cette partie de son poème, d’une véritable connaissance du cœur humain ; c’est une phase nouvelle de ce talent qui a toujours grandi, et qui peut grandir encore, car Jasmin n’a que quarante-trois ans ; il est dans la force de l’âge et à cette époque de la vie où la faculté créatrice a tout son développement.

Il n’a pas mis moins de deux ans à polir son poème. C’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas trop pour le résultat. Après Françounetto, je n’entrerai pas dans le détail des pièces qui terminent le volume, et dont quelques-unes mériteraient cependant une mention spéciale. Nous venons de voir ce qui a été jusqu’ici la plus haute expression du génie du poète. Que le patois doive ou non périr, voilà, dans tous les cas, de quoi illustrer singulièrement sa dernière heure. Je pense que Jasmin ne s’en tiendra pas là, et on ne peut trop l’engager à persister dans la voie qu’il s’est tracée. « Je crois, m’écrit-il en m’envoyant son volume, je crois avoir peint une partie des nobles sentimens que l’homme et la femme peuvent éprouver ici-bas ; je crois m’être affranchi plus que jamais de toute école, et m’être mis dans un rapport plus direct encore avec la nature ; j’ai laissé la poésie tomber de mon cœur ; j’ai pris mes tableaux autour de moi dans les conditions les plus humbles, et j’ai fait pour ma langue ce qu’il m’a été possible de faire. »

Ce jugement que Jasmin porte de lui-même avec la noble franchise qui convient à la conscience de l’inspiration et du travail sera confirmé par tous ceux qui le liront. Dans ses premiers essais, il avait sacrifié quelquefois aux dieux du moment ; il avait fait des chansons politiques et cherché dans les poètes du jour des modèles passagers. Aujourd’hui il renonce à ces premiers tâtonnemens de son talent. Il ne fait plus de politique quotidienne : il n’imite plus les écrivains français en renom. Il s’est élevé par la réflexion solitaire jusqu’à la plus haute conception de la poésie, et il cherche ce qu’ont cherché tous ceux qui ont eu le signe sacré sur le front, la reproduction des sentimens éternels de l’humanité dans le cadre le plus original et le plus personnel possible. La plus large généralité du fond, la plus étroite propriété de la forme, voilà la vraie, la grande poésie, et un simple coiffeur d’Agen l’a trouvée, quand tant d’autres, qui se croient plus habiles, courent vainement après, tant il est vrai qu’elle ne se révèle qu’à ceux qu’il lui plaît de choisir.

Qu’il continue donc, comme il l’a fait dans sa Françounetto, à chercher ce double idéal qu’il a lui-même si bien défini ; qu’il continue, pour me servir de ses expressions, à peindre l’homme et la femme, c’est-à-dire le cœur humain dans ses types immuables ; mais qu’il continue aussi à les faire agir au milieu de ces mœurs franchement populaires qui l’entourent ; qu’il continue surtout à enrichir le patois par le patois lui-même, à pénétrer dans ses plus profonds secrets, à lui emprunter ses locutions les plus caractéristiques ; et, quel que soit le sort de son idiome, il aura ajouté un nom de plus à la liste des poètes. Par les poésies d’ouvriers qui courent et qui ne sont pour la plupart que des prétentions avortées, faute d’étude, de patience et de réelle inspiration, il est bon qu’un ouvrier montre quelque part ce que peut devenir un poète du peuple, quand le travail persévérant, qui seul fait les œuvres durables, vient s’unir chez lui à une sérieuse originalité.


Léonce de Lavergne.
  1. Prononcez : passarann, sonarann, tinndinarann.