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La Valeur de la Science/Chapitre II. La mesure du temps

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 35-58).


CHAPITRE II


La mesure du Temps.



I


Tant que l’on ne sort pas du domaine de la conscience, la notion du temps est relativement claire. Non seulement nous distinguons sans peine la sensation présente du souvenir des sensations passées ou de la prévision des sensations futures ; mais nous savons parfaitement ce que nous voulons dire quand nous affirmons que, de deux phénomènes conscients dont nous avons conservé le souvenir, l’un a été antérieur à l’autre ; ou bien que, de deux phénomènes conscients prévus, l’un sera antérieur à l’autre.

Quand nous disons que deux faits conscients sont simultanés, nous voulons dire qu’ils se pénètrent profondément l’un l’autre, de telle sorte que l’analyse ne peut les séparer sans les mutiler.

L’ordre dans lequel nous rangeons les phénomènes conscients ne comporte aucun arbitraire. Il nous est imposé et nous n’y pouvons rien changer.

Je n’ai qu’une observation à ajouter. Pour qu’un ensemble de sensations soit devenu un souvenir susceptible d’être classé dans le temps, il faut qu’il ait cessé d’être actuel, que nous ayons perdu le sens de son infinie complexité, sans quoi il serait resté actuel. Il faut qu’il ait pour ainsi dire cristallisé autour d’un centre d’associations d’idées qui sera comme une sorte d’étiquette. Ce n’est que quand ils auront ainsi perdu toute vie que nous pourrons classer nos souvenirs dans le temps, comme un botaniste range dans son herbier les fleurs desséchées.

Mais ces étiquettes ne peuvent être qu’en nombre fini. À ce compte, le temps psychologique serait discontinu. D’où vient ce sentiment qu’entre deux instants quelconques il y a d’autres instants ? Nous classons nos souvenirs dans le temps, mais nous savons qu’il reste des cases vides. Comment cela se pourrait-il si le temps n’était une forme préexistant dans notre esprit ? Comment saurions-nous qu’il y a des cases vides, si ces cases ne nous étaient révélées que par leur contenu ?

II


Mais ce n’est pas tout ; dans cette forme nous voulons faire rentrer non seulement les phénomènes de notre conscience, mais ceux dont les autres consciences sont le théâtre. Bien plus, nous voulons y faire rentrer les faits physiques, ces je ne sais quoi dont nous peuplons l’espace et que nulle conscience ne voit directement. Il le faut bien car sans cela la science ne pourrait exister. En un mot, le temps psychologique nous est donné et nous voulons créer le temps scientifique et physique. C’est là que la difficulté commence, ou plutôt les difficultés, car il y en a deux.

Voilà deux consciences qui sont comme deux mondes impénétrables l’un à l’autre. De quel droit voulons-nous les faire entrer dans un même moule, les mesurer avec la même toise ? N’est-ce pas comme si l’on voulait mesurer avec un gramme ou peser avec un mètre ?

Et d’ailleurs, pourquoi parlons-nous de mesure ? Nous savons peut-être que tel fait est antérieur à tel autre, mais non de combien il est antérieur.

Donc deux difficultés :

1o Pouvons-nous transformer le temps psychologique, qui est qualitatif, en un temps quantitatif ?

2o Pouvons-nous réduire à une même mesure des faits qui se passent dans des mondes différents ?


III


La première difficulté a été remarquée depuis longtemps ; elle a fait l’objet de longues discussions et on peut dire que la question est tranchée.

Nous n’avons pas l’intuition directe de l’égalité de deux intervalles de temps. Les personnes qui croient posséder cette intuition sont dupes d’une illusion.

Quand je dis, de midi à une heure, il s’est écoulé le même temps que de deux heures à trois heures, quel sens a cette affirmation ?

La moindre réflexion montre qu’elle n’en a aucun par elle-même. Elle n’aura que celui que je voudrai bien lui donner, par une définition qui comportera certainement un certain degré d’arbitraire.

Les psychologues auraient pu se passer de cette définition ; les physiciens, les astronomes ne le pouvaient pas ; voyons comment ils s’en sont tirés.

Pour mesurer le temps, ils se servent du pendule et ils admettent par définition que tous les battements de ce pendule sont d’égale durée. Mais ce n’est là qu’une première approximation ; la température, la résistance de l’air, la pression barométrique font varier la marche du pendule. Si on échappait à ces causes d’erreur, on obtiendrait une approximation beaucoup plus grande, mais ce ne serait encore qu’une approximation. Des causes nouvelles, négligées jusqu’ici, électriques, magnétiques ou autres, viendraient apporter de petites perturbations.

En fait, les meilleures horloges doivent être corrigées de temps en temps, et les corrections se font à l’aide des observations astronomiques ; on s’arrange pour que l’horloge sidérale marque la même heure quand la même étoile passe au méridien. En d’autres termes, c’est le jour sidéral, c’est-à-dire la durée de rotation de la terre, qui est l’unité constante du temps. On admet, par une définition nouvelle substituée à celle qui est tirée des battements du pendule, que deux rotations complètes de la terre autour de son axe ont même durée.

Cependant les astronomes ne se sont pas contentés encore de cette définition. Beaucoup d’entre eux pensent que les marées agissent comme un frein sur notre globe, et que la rotation de la terre devient de plus en plus lente. Ainsi s’expliquerait l’accélération apparente du mouvement de la lune, qui paraîtrait aller plus vite que la théorie ne le lui permet parce que notre horloge, qui est la terre, retarderait.


IV


Tout cela importe peu, dira-t-on, sans doute nos instruments de mesure sont imparfaits, mais il suffit que nous puissions concevoir un instrument parfait. Cet idéal ne pourra être atteint, mais ce sera assez de l’avoir conçu et d’avoir ainsi mis la rigueur dans la définition de l’unité de temps.

Le malheur est que cette rigueur ne s’y rencontre pas. Quand nous nous servons du pendule pour mesurer le temps, quel est le postulat que nous admettons implicitement ?

C’est que la durée de deux phénomènes identiques est la même ; ou, si l’on aime mieux, que les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets.

Et c’est là au premier abord une bonne définition de l’égalité de deux durées.

Prenons-y garde cependant. Est-il impossible que l’expérience démente un jour notre postulat ?

Je m’explique ; je suppose qu’en un certain point du monde se passe le phénomène α, amenant pour conséquence au bout d’un certain temps l’effet α’. En un autre point du monde très éloigné du premier, se passe le phénomène β, qui amène comme conséquence l’effet β’. Les phénomènes α et β sont simultanés, de même que les effets α’ et β’.

À une époque ultérieure, le phénomène α se reproduit dans des circonstances à peu près identiques et simultanément le phénomène β se reproduit aussi en un point très éloigné du monde et à peu près dans les mêmes circonstances.

Les effets α’ et β’ vont aussi se reproduire. Je suppose que l’effet α’ ait lieu sensiblement avant l’effet β’.

Si l’expérience nous rendait témoins d’un tel spectacle, notre postulat se trouverait démenti.

Car l’expérience nous apprendrait que la première durée αα’ est égale à la première durée ββ’ et que la seconde durée αα’ est plus petite que la seconde durée ββ’. Au contraire notre postulat exigerait que les deux durées αα’ fussent égales entre elles, de même que les deux durées ββ’. L’égalité et l’inégalité déduites de l’expérience seraient incompatibles avec les deux égalités tirées du postulat.

Or, pouvons-nous affirmer que les hypothèses que je viens de faire soient absurdes ? Elles n’ont rien de contraire au principe de contradiction. Sans doute elles ne sauraient se réaliser sans que le principe de raison suffisante semble violé. Mais pour justifier une définition aussi fondamentale, j’aimerais mieux un autre garant.

V


Mais ce n’est pas tout.

Dans la réalité physique, une cause ne produit pas un effet, mais une multitude de causes distinctes contribuent à le produire, sans qu’on ait aucun moyen de discerner la part de chacune d’elles.

Les physiciens cherchent à faire cette distinction ; mais ils ne la font qu’à peu près, et quelques progrès qu’ils fassent, ils ne la feront jamais qu’à peu près. Il est à peu près vrai que le mouvement du pendule est dû uniquement à l’attraction de la Terre ; mais en toute rigueur, il n’est pas jusqu’à l’attraction de Sirius qui n’agisse sur le pendule.

Dans ces conditions, il est clair que les causes qui ont produit un certain effet ne se reproduiront jamais qu’à peu près.

Et alors nous devons modifier notre postulat et notre définition. Au lieu de dire :

« Les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets. »

Nous devons dire :

« Des causes à peu près identiques mettent à peu près le même temps pour produire à peu près les mêmes effets. »

Notre définition n’est donc plus qu’approchée.

D’ailleurs, comme le fait très justement remarquer M. Calinon dans un mémoire récent (Étude sur les diverses grandeurs, Paris, Gauthier-Villars, 1897) : « Une des circonstances d’un phénomène quelconque est la vitesse de la rotation de la terre ; si cette vitesse de rotation varie, elle constitue, dans la reproduction de ce phénomène une circonstance qui ne reste plus identique à elle-même. Mais supposer cette vitesse de rotation constante, c’est supposer qu’on sait mesurer le temps. »

Notre définition n’est donc pas encore satisfaisante ; ce n’est certainement pas celle qu’adoptent implicitement les astronomes dont je parlais plus haut, quand ils affirment que la rotation terrestre va en se ralentissant.

Quel sens a dans leur bouche cette affirmation ? Nous ne pouvons le comprendre qu’en analysant les preuves qu’ils donnent de leur proposition.

Ils disent d’abord que le frottement des marées produisant de la chaleur doit détruire de la force vive. Ils invoquent donc le principe des forces vives ou de la conservation de l’énergie.

Ils disent ensuite que l’accélération séculaire de la lune, calculée d’après la loi de Newton, serait plus petite que celle qui est déduite des observations, si on ne faisait la correction relative au ralentissement de la rotation terrestre.

Ils invoquent donc la loi de Newton.

En d’autres termes, ils définissent la durée de la façon suivante : le temps doit être défini de telle façon que la loi de Newton et celle des forces vives soient vérifiées.

La loi de Newton est une vérité d’expérience ; comme telle elle n’est qu’approximative, ce qui montre que nous n’avons encore qu’une définition par à peu près.

Si nous supposons maintenant que l’on adopte une autre manière de mesurer le temps, les expériences sur lesquelles est fondée la loi de Newton n’en conserveraient pas moins le même sens. Seulement, l’énoncé de la loi serait différent, parce qu’il serait traduit dans un autre langage ; il serait évidemment beaucoup moins simple.

De sorte que la définition implicitement adoptée par les astronomes peut se résumer ainsi :

Le temps doit être défini de telle façon que les équations de la mécanique soient aussi simples que possible.

En d’autres termes, il n’y a pas une manière de mesurer le temps qui soit plus vraie qu’une autre ; celle qui est généralement adoptée est seulement plus commode.

De deux horloges, nous n’avons pas le droit de dire que l’une marche bien et que l’autre marche mal ; nous pouvons dire seulement qu’on a avantage à s’en rapporter aux indications de la première.

La difficulté dont nous venons de nous occuper a été, je l’ai dit, souvent signalée ; parmi les ouvrages les plus récents où il en est question, je citerai, outre l’opuscule de M. Calinon, le traité de mécanique de M. Andrade.


VI


La seconde difficulté a jusqu’ici beaucoup moins attiré l’attention ; elle est cependant tout à fait analogue à la précédente ; et même, logiquement, j’aurais dû en parler d’abord.

Deux phénomènes psychologiques se passent dans deux consciences différentes ; quand je dis qu’ils sont simultanés, qu’est-ce que je veux dire ? Quand je dis qu’un phénomène physique, qui se passe en dehors de toute conscience est antérieur ou postérieur à un phénomène psychologique, qu’est-ce que je veux dire ?

En 1572, Tycho-Brahé remarqua dans le ciel une étoile nouvelle. Une immense conflagration s’était produite dans quelque astre très lointain ; mais elle s’était produite longtemps auparavant ; il avait fallu pour le moins deux cents ans, avant que la lumière partie de cette étoile eût atteint notre terre. Cette conflagration était donc antérieure à la découverte de l’Amérique.

Eh bien, quand je dis cela, quand je considère ce phénomène gigantesque qui n’a peut-être eu aucun témoin, puisque les satellites de cette étoile n’ont peut-être pas d’habitants, quand je dis que ce phénomène est antérieur à la formation de l’image visuelle de l’île d’Española dans la conscience de Christophe Colomb, qu’est-ce que je veux dire ?

Il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre que toutes ces affirmations n’ont par elles-mêmes aucun sens.

Elles ne peuvent en avoir un que par suite d’une convention.


VII


Nous devons d’abord nous demander comment on a pu avoir l’idée de faire rentrer dans un même cadre tant de mondes impénétrables les uns aux autres.

Nous voudrions nous représenter l’univers extérieur, et ce n’est qu’à ce prix que nous croirions le connaître.

Cette représentation, nous ne l’aurons jamais nous le savons : notre infirmité est trop grande.

Nous voulons au moins que l’on puisse concevoir une intelligence infinie pour laquelle cette représentation serait possible, une sorte de grande conscience qui verrait tout, et qui classerait tout dans son temps, comme nous classons, dans notre temps, le peu que nous voyons.

Cette hypothèse est bien grossière et incomplète ; car cette intelligence suprême ne serait qu’un demi-dieu ; infinie en un sens, elle serait limitée en un autre, puisqu’elle n’aurait du passé qu’un souvenir imparfait ; et elle n’en pourrait avoir d’autre, puisque sans cela tous les souvenirs lui seraient également présents et qu’il n’y aurait pas de temps pour elle.

Et cependant quand nous parlons du temps, pour tout ce qui se passe en dehors de nous, n’adoptons-nous pas inconsciemment cette hypothèse ; ne nous mettons-nous pas à la place de ce dieu imparfait ; et les athées eux-mêmes ne se mettent-ils pas à la place où serait Dieu, s’il existait ?

Ce que je viens de dire nous montre peut-être pourquoi nous avons cherché à faire rentrer tous les phénomènes physiques dans un même cadre. Mais cela ne peut passer pour une définition de la simultanéité, puisque cette intelligence hypothétique, si même elle existait, serait impénétrable pour nous.

Il faut donc chercher autre chose.


VIII


Les définitions ordinaires qui conviennent pour le temps psychologique, ne pourraient plus nous suffire. Deux faits psychologiques simultanés sont liés si étroitement que l’analyse ne peut les séparer sans les mutiler. En est-il de même pour deux faits physiques ? Mon présent n’est-il pas plus près de mon passé d’hier que du présent de Sirius ?

On a dit aussi que deux faits doivent être regardés comme simultanés quand l’ordre de leur succession peut être interverti à volonté. Il est évident que cette définition ne saurait convenir pour deux faits physiques qui se produisent à de grandes distances l’un de l’autre, et que, en ce qui les concerne, on ne comprend même plus ce que peut être cette réversibilité ; d’ailleurs, c’est d’abord la succession même qu’il faudrait définir.


IX


Cherchons donc à nous rendre compte de ce qu’on entend par simultanéité ou antériorité, et pour cela analysons quelques exemples.

J’écris une lettre ; elle est lue ensuite par l’ami à qui je l’ai adressée. Voilà deux faits qui ont eu pour théâtre deux consciences différentes. En écrivant cette lettre, j’en ai possédé l’image visuelle, et mon ami a possédé à son tour cette même image en lisant la lettre.

Bien que ces deux faits se passent dans des mondes impénétrables, je n’hésite pas à regarder le premier comme antérieur au second, parce que je crois qu’il en est la cause.

J’entends le tonnerre, et je conclus qu’il y a eu une décharge électrique ; je n’hésite pas à considérer le phénomène physique comme antérieur à l’image sonore subie par ma conscience, parce que je crois qu’il en est la cause.

Voilà donc la règle que nous suivons, et la seule que nous puissions suivre ; quand un phénomène nous apparaît comme la cause d’un autre, nous le regardons comme antérieur.

C’est donc par la cause que nous définissons le temps ; mais le plus souvent, quand deux faits nous apparaissent liés par une relation constante, comment reconnaissons-nous lequel est la cause et lequel est l’effet ? Nous admettons que le fait antérieur, l’antécédent, est la cause de l’autre, du conséquent. C’est alors par le temps que nous définissons la cause. Comment se tirer de cette pétition de principe ?

Nous disons tantôt post hoc, ergo propter hoc ; tantôt propter hoc, ergo post hoc ; sortira-t-on de ce cercle vicieux ?

X


Voyons donc, non pas comment on parvient à s’en tirer, car on n’y parvient pas complètement, mais comment on cherche à s’en tirer.

J’exécute un acte volontaire A et je subis ensuite une sensation D, que je regarde comme une conséquence de l’acte A ; d’autre part, pour une raison quelconque, j’infère que cette conséquence n’est pas immédiate ; mais qu’il s’est accompli en dehors de ma conscience deux faits B et C dont je n’ai pas été témoin et de telle façon que B soit l’effet de A, que C soit celui de B, et D celui de C.

Mais pourquoi cela ? Si je crois avoir des raisons pour regarder les quatre faits A, B, C, D, comme liés l’un à l’autre par un lien de causalité, pourquoi les ranger dans l’ordre causal A B C D et en même temps dans l’ordre chronologique A B C D plutôt que dans tout autre ordre ?

Je vois bien que dans l’acte A j’ai le sentiment d’avoir été actif, tandis qu’en subissant la sensation D, j’ai celui d’avoir été passif. C’est pourquoi je regarde A comme la cause initiale et D comme l’effet ultime ; c’est pourquoi je range A au commencement de la chaîne et D à la fin ; mais pourquoi mettre B avant C plutôt que C avant B ?

Si l’on se pose cette question, on répondra ordinairement : on sait bien que c’est B qui est la cause de C, puisqu’on voit toujours B se produire avant C. Ces deux phénomènes, quand on est témoin, se passent dans un certain ordre ; quand des phénomènes analogues se produisent sans témoin, il n’y a pas de raison pour que cet ordre soit interverti.

Sans doute, mais qu’on y prenne garde ; nous ne connaissons jamais directement les phénomènes physiques B et C ; ce que nous connaissons, ce sont des sensations B’ et C’ produites respectivement par B et par C. Notre conscience nous apprend immédiatement que B’ précède C’ et nous admettons que B et C se succèdent dans le même ordre.

Cette règle paraît en effet bien naturelle, et cependant on est souvent conduit à y déroger. Nous n’entendons le bruit du tonnerre que quelques secondes après la décharge électrique du nuage. De deux coups de foudre, l’un lointain, l’autre rapproché, le premier ne peut-il pas être antérieur au second, bien que le bruit du second nous parvienne avant celui du premier ?


XI


Autre difficulté ; avons-nous bien le droit de parler de la cause d’un phénomène ? si toutes les parties de l’univers sont solidaires dans une certaine mesure, un phénomène quelconque ne sera pas l’effet d’une cause unique, mais la résultante de causes infiniment nombreuses ; il est, dit-on souvent, la conséquence de l’état de l’univers un instant auparavant.

Comment énoncer des règles applicables à des circonstances aussi complexes ? et pourtant ce n’est qu’à ce prix que ces règles pourront être générales et rigoureuses.

Pour ne pas nous perdre dans cette infinie complexité, faisons une hypothèse plus simple ; considérons trois astres, par exemple, le Soleil, Jupiter et Saturne ; mais, pour plus de simplicité, regardons-les comme réduits à des points matériels et isolés du reste du monde. Les positions et les vitesses des trois corps à un instant donné suffisent pour déterminer leurs positions et leurs vitesses à l’instant suivant, et par conséquent à un instant quelconque. Leur position à l’instant t déterminent leurs positions à l’instant t + h, aussi bien que leurs positions à l’instant th.

Il y a même plus ; la position de Jupiter à l’instant t, jointe à celle de Saturne à l’instant t + a, détermine la position de Jupiter à un instant quelconque et celle de Saturne à un instant quelconque.

L’ensemble des positions qu’occupent Jupiter à l’instant t + ε et Saturne à l’instant t + a + ε est lié à l’ensemble des positions qu’occupent Jupiter à l’instant t et Saturne à l’instant t + a, par des lois aussi précises que celle de Newton, quoique plus compliquées.

Dès lors pourquoi ne pas regarder l’un de ces ensembles comme la cause de l’autre, ce qui conduirait à considérer comme simultanés l’instant t de Jupiter et l’instant t + a de Saturne ?

Il ne peut y avoir à cela que des raisons de commodités et de simplicité, fort puissantes, il est vrai.


XII


Mais passons à des exemples moins artificiels ; pour nous rendre compte de la définition implicitement admise par les savants, voyons-les à l’œuvre et cherchons suivant quelles règles ils recherchent la simultanéité.

Je prendrai deux exemples simples ; la mesure de la vitesse de la lumière et la détermination des longitudes.

Quand un astronome me dit que tel phénomène stellaire, que son télescope lui révèle en ce moment, s’est cependant passé il y a cinquante ans, je cherche ce qu’il veut dire et pour cela, je lui demanderai d’abord comment il le sait, c’est-à-dire comment il a mesuré la vitesse de la lumière.

Il a commencé par admettre que la lumière a une vitesse constante, et en particulier que sa vitesse est la même dans toutes les directions. C’est là un postulat sans lequel aucune mesure de cette vitesse ne pourrait être tentée. Ce postulat ne pourra jamais être vérifié directement par l’expérience ; il pourrait être contredit par elle, si les résultats des diverses mesures n’étaient pas concordants. Nous devons nous estimer heureux que cette contradiction n’ait pas lieu et que les petites discordances qui peuvent se produire puissent s’expliquer facilement.

Le postulat, en tout cas, conforme au principe de la raison suffisante, a été accepté par tout le monde ; ce que je veux retenir, c’est qu’il nous fournit une règle nouvelle pour la recherche de la simultanéité, entièrement différente de celle que nous avions énoncée plus haut.

Ce postulat admis, voyons comment on a mesuré la vitesse de la lumière. On sait que Rœmer s’est servi des éclipses, des satellites de Jupiter, et a cherché de combien l’événement retardait sur la prédiction.

Mais cette prédiction comment la fait-on ? C’est à l’aide des lois astronomiques, par exemple de la loi de Newton.

Les faits observés ne pourraient-ils pas tout aussi bien s’expliquer si on attribuait à la vitesse de la lumière une valeur un peu différente de la valeur adoptée, et si on admettait que la loi de Newton n’est qu’approchée ? Seulement on serait conduit à remplacer la loi de Newton par une autre plus compliquée.

Ainsi on adopte pour la vitesse de la lumière une valeur telle que les lois astronomiques compatibles avec cette valeur soient aussi simples que possible.

Quand les marins ou les géographes déterminent une longitude, ils ont précisément à résoudre le problème qui nous occupe ; ils doivent, sans être à Paris, calculer l’heure de Paris.

Comment s’y prennent-ils ?

Ou bien ils emportent un chronomètre réglé à Paris. Le problème qualitatif de la simultanéité est ramené au problème quantitatif de la mesure du temps. Je n’ai pas à revenir sur les difficultés relatives à ce dernier problème, puisque j’y ai longuement insisté plus haut.

Ou bien ils observent un phénomène astronomique tel qu’une éclipse de lune et ils admettent que ce phénomène est aperçu simultanément de tous les points du globe.

Cela n’est pas tout à fait vrai, puisque la propagation de la lumière n’est pas instantanée ; si on voulait une exactitude absolue, il y aurait une correction à faire d’après une règle compliquée.

Ou bien enfin, ils se servent du télégraphe. Il est clair d’abord que la réception du signal à Berlin, par exemple, est postérieure à l’expédition de ce même signal de Paris. C’est la règle de la cause et de l’effet analysée plus haut.

Mais postérieure, de combien ? En général, on néglige la durée de la transmission et on regarde les deux événements comme simultanés. Mais, pour être rigoureux, il faudrait faire encore une petite correction par un calcul compliqué ; on ne la fait pas dans la pratique, parce qu’elle serait beaucoup plus faible que les erreurs d’observation ; sa nécessité théorique n’en subsiste pas moins à notre point de vue, qui est celui d’une définition rigoureuse. De cette discussion, je veux retenir deux choses :

1o Les règles appliquées sont très variées.

2o Il est difficile de séparer le problème qualitatif de la simultanéité du problème quantitatif de la mesure du temps ; soit qu’on se serve d’un chronomètre, soit qu’on ait à tenir compte d’une vitesse de transmission, comme celle de la lumière, car on ne saurait mesurer une pareille vitesse sans mesurer un temps.

XIII


Il convient de conclure.

Nous n’avons pas l’intuition directe de la simultanéité, pas plus que celle de l’égalité de deux durées.

Si nous croyons avoir cette intuition, c’est une illusion.

Nous y suppléons à l’aide de certaines règles que nous appliquons presque toujours sans nous en rendre compte.

Mais quelle est la nature de ces règles ?

Pas de règle générale, pas de règle rigoureuse ; une multitude de petites règles applicables à chaque cas particulier.

Ces règles ne s’imposent pas à nous et on pourrait s’amuser à en inventer d’autres ; cependant on ne saurait s’en écarter sans compliquer beaucoup l’énoncé des lois de la physique, de la mécanique, de l’astronomie.

Nous choisissons donc ces règles, non parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles sont les plus commodes, et nous pourrions les résumer en disant :

« La simultanéité de deux événements, ou l’ordre de leur succession, l’égalité de deux durées, doivent être définies de telle sorte que l’énoncé des lois naturelles soit aussi simple que possible. En d’autres termes, toutes ces règles, toutes ces définitions ne sont que le fruit d’un opportunisme inconscient. »