Lettre sur l’Égypte (Michaud)
Les plus savans de nos voyageurs modernes ont trop négligé peut-être de nous parler de l’Égypte telle qu’elle est de nos jours ; lorsqu’on lit leurs relations, on serait tenté de croire que le pays n’a plus d’habitans. L’humanité n’attire leurs regards que lorsqu’il en est question sur des pierres ; et pour que l’homme les intéresse, il faut qu’il ait vécu il y a trois mille ans, et qu’il ne soit plus qu’une momie. Pour moi, je me sauve de cette préoccupation excessive par mon peu de savoir, et mon érudition, tant soit peu nouvelle, ne m’empêche pas de porter mon attention sur ce qui se passe maintenant dans les lieux où je suis. Mille générations écoulées ne m’empêchent point de voir la génération présente, qui doit prendre aussi sa place dans l’histoire. Si j’avais du temps, je n’irais ni à Thèbes, ni dans les autres lieux où sont les grandes ruines ; mais je resterais quelques mois dans un village du Delta. Les familles des fellahs, la religion et les mœurs de ce peuple n’auraient plus rien de caché pour moi, et ce que j’aurais appris aurait peut-être plus d’intérêt que tout ce qu’on pourrait nous dire de la gloire de Ramsès, du dieu Amounra, et des Égyptiens du temps d’Hérodote.
Nous sommes arrivés hier devant l’embouchure du canal de Ménouf, qui tire ses eaux de la branche de Damiète, et qui arrose la partie supérieure du Delta. À quelques milles de là, notre barque s’est arrêtée près de la rive ; notre patron est monté avec nous au village de Nadir. C’est une pauvre bourgade qui n’a rien de remarquable. Comme nous nous promenions dans la campagne, nous avons vu de loin une procession qui s’avançait à travers les arbres : on portait un mort au cimetière. Deux drapeaux, l’un noir, l’autre blanc, précédaient le cortége ; beaucoup de femmes, qui suivaient le cercueil, tenaient un des bouts de leur robe bleue et l’agitaient en l’air, jetant de grands cris ; la procession s’est arrêtée sur un terrain élevé où se trouvait le champ des morts du village. Des enfans ont apporté des feuilles de palmier pour en répandre sur la tombe du défunt. Quand la cérémonie a été finie, nous nous sommes approchés, et nous avons parcouru le lieu des sépultures. On y voit à peine les traces des tombeaux, point d’arbres, point de pierres sépulcrales ; les morts n’y sont recouverts que d’un peu de terre, ce qui doit produire des épidémies. Les eaux du Nil, lorsqu’elles remontent jusque-là, ne trouvent rien qui défende les dépouilles des morts. Le réis qui nous accompagnait, nous a dit qu’il en était de même de la plupart des cimetières voisins du fleuve. Aussi arrive-t-il souvent qu’ils sont emportés dans les grandes inondations, et que les ossemens des fellahs se trouvent entraînés par le courant du Nil, ou dispersés dans les campagnes. Ceci nous explique pourquoi les anciens Égyptiens ne confiaient point les dépouilles de l’homme à la terre, mais à la pierre dure, à la roche immobile, ou pourquoi ils les renfermaient dans des tumulus de briques cuites.
Quand nous sommes rentrés au village, le réis nous a montré une mosquée qui tombe en ruine, et qu’on ne répare point ; il nous a fait voir une école pour les enfans, qui est abandonnée. Le pacha, nous a-t-il dit, s’est emparé de tous les biens qui appartenaient aux mosquées et aux établissemens de charité ; il s’est bien engagé à payer quelques pensions, certaines sommes annuelles pour la réparation et l’entretien des mosquées et des écoles, mais ce qu’il donne ne suffit pas toujours. Quand il s’agit du miri, on augmente les chiffres ; quand il s’agit de Dieu et des pauvres, on fait des économies. — Pendant que le réis nous parlait de la sorte, nous avons entendu le bruit d’un tambourin ; nous sommes entrés dans un café qui nous a offert un spectacle tout nouveau. Ce café était une espèce de hangar assez vaste, n’ayant que les quatre murailles ; on y trouve seulement quelques gradins en planches pour se tenir assis ; dans un coin de la salle, brillait une lampe ou kandil qui éclairait la moitié de l’enceinte ; un orchestre était placé à la porte, composé d’un homme qui jouait d’un chalumeau formé de roseaux du Nil, et d’un instrument en terre cuite, recouvert d’une peau de chacal ; près des musiciens, plusieurs jeunes femmes dansaient, tenant en main des castagnettes, et jouant les pantomimes les plus obscènes. Une espèce de Gilles se mêlait à leur danse ; autour de sa tête pendaient des coquillages qu’il agitait et faisait retentir, comme pour accompagner la musique. Tout-à-l’heure, ai-je dit au réis, vous reprochiez à votre pacha de laisser tomber les mosquées, de laisser fermer les écoles, il a grand tort sans doute ; mais comment tolère-t-il des spectacles comme celui que nous voyons ? — La chose est toute simple, m’a-t-il répondu : il faut que le pacha donne de l’argent pour l’entretien des écoles et des mosquées, et les cafés comme celui-ci donnent au contraire de l’argent au pacha.
Notre patron nous a parlé de plusieurs cafés semblables à celui de Nadir ; on en trouve dans beaucoup de villages du Nil ; les Arabes les appellent du nom générique de fantasia. Les courtisanes qui les fréquentent sont inscrites sur les registres du fisc et paient un tribut ; elles ont une organisation et des règlemens qui leur sont propres ; elles ont même dans plusieurs bourgs un quartier séparé, comme à Fouah. Le bourg ou la ville où elles se trouvent en plus grand nombre, et qui est comme le quartier-général de la prostitution, est Mehallet-el-kibir, située à quatre lieues de la branche de Damiette, non loin de Mansourah et de Sémanour ; elles choisissent une matrone à laquelle elles obéissent, et qui les envoie par détachemens dans les bourgs et les villages du Delta.
Les courtisanes que nous avons vues à Nadir doivent se rendre à la foire de Tentah, qui s’ouvrira dans la première quinzaine d’avril ; Tentah est un gros bourg, situé à quatre ou cinq lieues de Nadir, dans l’intérieur des terres. Là est le tombeau du santon Saïd le bédouin, qui est en grande vénération parmi les Égyptiens ; les femmes surtout vont implorer le saint musulman, pour ne pas demeurer stériles, et lui sacrifient jusqu’à la pudeur de leur sexe, jusqu’à la fidélité conjugale ; il y a dans le bourg de Tentah des maisons bâties tout exprès pour la réunion mystérieuse des deux sexes, et pour faciliter en quelque sorte les miracles qu’on demande au santon. La foire est ouverte par le grand cheik du Caire, qui fait la prière dans la mosquée ; le katchef de la province y vient en personne, pour veiller au maintien de l’ordre, et pendant tout le temps que dure la foire, il est campé sous des tentes vertes. L’affluence des étrangers reste en dehors de la ville : d’un côté, des boutiques formées de branchages ou de toiles tendues, étalent toutes sortes de marchandises et se prolongent sur deux rangs dans la plaine ; de l’autre, la campagne est couverte de pavillons élégans, de tentes de roseaux habitées par des courtisanes et des almées. Cette foire dure quinze jours ; au bout des quinze jours, une seconde foire, qui est comme une continuation de la première, s’ouvre dans un autre bourg à trois lieues de Nadir, en descendant le Nil. Dans ce dernier bourg, est un autre santon, nommé Ibrahim-el-Soukgy, qui n’est pas moins révéré que le santon Saïd le bédouin ; on fait dans ce lieu les mêmes pélerinages qu’à Tentah ; on y retrouve la même affluence de marchands, de courtisanes, de dévots musulmans ; tous ces pélerinages, toutes ces réunions moitié religieuses, moitié profanes, ressemblent beaucoup à certaines solennités de la vieille Égypte ; on célèbre aujourd’hui la fête de Saïd le bédouin et d’Ibrahim-el-Soukgy, comme on célébrait autrefois celle de Sérapis à Canope et celle d’Isis à Bubaste.
Nadir est sur la rive orientale du Nil. Rentrés dans notre bateau, nous nous sommes rapprochés de la côte occidentale ; les monceaux de sable y annoncent plus fréquemment le voisinage du désert ; les habitans ont l’air plus sauvage. Nous n’avons point débarqué à Terranéh, que nous avons laissé à notre droite ; c’est là qu’est le dépôt du natron que le pacha tire des lacs de Nitrie, et qu’il fait transporter à Alexandrie par des caravanes. Je regrette de n’avoir pu faire quelques courses dans cette partie des déserts de la Libye ; j’aurais voulu visiter ce fleuve sans eau où l’imagination des Arabes a vu des navires pétrifiés, et cette solitude habitée autrefois par les deux Macaire. De toutes les lectures que j’ai faites en ma vie, aucune ne m’a laissé plus de souvenirs que l’histoire des pères du désert ; leur abstinence et leurs mortifications tenaient du prodige. Les solitaires de Scetté jeûnaient tous les jours de l’année ; on s’accusait parmi eux d’avoir mangé une grappe de raisin, d’avoir bu de l’eau toutes les fois qu’on avait soif, d’être resté une heure sans travailler et sans prier. C’est là que se pratiquait une humilité inconnue parmi les hommes, et qu’on poussait jusqu’à l’excès l’amour de la pauvreté ; un des hôtes du désert ayant laissé en mourant une somme de cent écus, les uns proposaient de la donner aux pauvres, d’autres à l’église : « Que ce trésor, dit Macaire, suive au tombeau les dépouilles du défunt, et qu’il périsse avec celui qui l’a possédé. » Vous voyez jusqu’à quel point les anachorètes de Nitrie méprisaient la richesse ; je veux vous montrer comment ils traitaient la gloire : un jeune homme d’Alexandrie se présenta pour vivre au milieu des solitaires ; Macaire, auquel il s’adressa, voulut l’éprouver. — Allez, lui dit-il, dans le cimetière qui est proche, adressez-vous aux morts, et dites à chacun tout ce qu’on peut dire à un homme de plus injurieux. — Le jeune homme fit ce qui lui était commandé, et lorsqu’il revint, Macaire lui demanda ce qu’on lui avait répondu. — Rien. — Eh bien ! retournez et faites le tour du cimetière, en chantant les louanges de tous ceux qui y sont ensevelis. Le jeune néophyte obéit, et revint. — Qu’ont dit les morts ? — Rien. — Profitez donc de la leçon, dit le vieux solitaire ; imitez l’indifférence des morts pour les jugemens des hommes, et vous vivrez pour Jésus-Christ. — Voilà quelle était la philosophie du désert de Scetté ; croyez-vous, mon cher ami, qu’on ait jamais entendu d’aussi belles paroles dans Saïs, dans la ville de Minerve, dans la ville où Solon et Platon allaient apprendre la sagesse ?
Dans la solitude de Scetté que les légendes appellent la Montagne-Sainte, on trouve encore quatre couvens habités par des moines cophtes ; le voyageur Sonnini les visita vers la fin du siècle dernier, « Je ne crois pas, dit-il, qu’il y ait sur la terre une position plus horrible que celle du principal monastère de Natron ; bâti au milieu du désert, ses murs quoique fort hauts, lorsqu’on les aperçoit d’un peu loin, ne se distinguent pas des sables, dont ils ont la couleur rougeâtre et la sauvage nudité. Nul chemin n’y conduit, nulle trace d’un être vivant ; le couvent n’a qu’une porte étroite qu’on n’ouvre presque jamais ; on y entre par-dessus les murs, en se faisant tirer avec des cordes. La règle des moines est très austère ; ceux qui veulent la suivre sont conduits dans l’église : là, on étend sur eux un drap mortuaire en récitant les prières des morts ; il ne se fait pas d’autres cérémonies ; les chrétiens du Delta et des rives du Nil vont souvent en pélerinage au couvent de Saint-Macaire. »
La navigation du Nil n’est pas sans danger, surtout dans la saison où nous sommes. Nous avons eu souvent les vents contraires, et souvent la tempête s’est élevée sur notre passage ; le kamsin a deux fois rassemblé autour de nous des tourbillons de sable, et nous a forcés de chercher un abri derrière une côte escarpée ; mais ce que nous redoutons plus que le kamsin, ce sont les brigands qui habitent certains villages du Nil ; tous ces villages sont connus de nos mariniers, qui évitent prudemment de s’arrêter dans leur voisinage pendant les ténèbres de la nuit, et qui nous avertissent souvent de nous tenir sur nos gardes. Les Arabes voleurs épient les bateaux qui passent, surprennent les voyageurs dans leur sommeil, les dépouillent, et quelquefois leur ôtent la vie. Parmi les faits les plus récens qu’on nous a racontés, j’ai retenu celui-ci : Un marchand d’Alexandrie, après avoir amassé au Caire quelques milliers de piastres, se retirait dans sa patrie avec son petit trésor ; étant descendu à Terranéh, il eut l’imprudence de parler de la somme qu’il emportait avec lui. Lorsqu’il fut rentré dans sa barque, et que la nuit eut couvert le Nil de ses ombres, des coups de fusil se firent entendre ; le rivage répéta des cris plaintifs, c’était le marchand d’Alexandrie qu’on avait assassiné. Méhémet-Ali a fait depuis long-temps la guerre à ces pirates du Nil ; plusieurs de leurs villages ont été démolis, mais on n’a pu les détruire entièrement. Ammien-Marcellin dit que de son temps il n’y avait point de supplice qui pût corriger les Égyptiens de leur malheureux penchant pour le vol. Dans ce pays, le vol est comme la corruption des mœurs ; les temps n’y ont rien changé ; l’Égypte a perdu sa gloire, mais elle a conservé ses voleurs et ses filles de joie. Il faut vous dire d’ailleurs qu’il n’y a nulle part sur notre globe d’hommes plus exercés à la rapine et plus adroits dans leurs expéditions nocturnes que les Arabes. Ce qu’on nous raconte de nos filous d’Europe n’approche pas de la ruse et de la dextérité d’un fellah qui veut s’emparer du bien d’autrui ; il n’y a point de danger qu’il ne brave, point de difficulté qu’il ne surmonte ; les voleurs arabes se tiendront cachés, s’il le faut, pendant toute une journée dans un égoût ou dans une meule de fourrage ; ils ramperont comme des reptiles sous des voûtes obscures, ils se glisseront comme des lézards à travers la fente d’un mur. Si l’occasion les favorise, une seule minute leur suffit pour achever leur expédition ; une maison, un navire, sont dévalisés en un clin d’œil, et lorsqu’ils se retirent, on peut être sûr qu’il ne reste pas un parah, pas un habit, pas une natte dans les lieux qu’ils ont visités. Leur grande précaution, pour qu’on ne les reconnaisse pas et pour échapper plus facilement à toutes les poursuites, c’est d’être dans un état de complète nudité. Il est rare qu’on les prenne sur le fait, et même qu’on les arrête après le vol, car il ne leur faut qu’un moment pour mettre le désert entre eux et la justice.
Les premiers jours qu’on voyage sur le Nil, on est enchanté du spectacle ; mais la physionomie du pays est toujours la même : ce sont toujours des villages bâtis de terre avec leurs palmiers et leurs minarets, des canaux avec leurs digues, de vastes campagnes couvertes de moissons, une multitude de fellahs toujours misérables. Le cours du Nil nous offre aussi un aspect qui ne varie point ; souvent, après avoir fait quelques lieues, nous croyons encore nous trouver au même endroit. On ne change pas plus d’horizon que lorsqu’on navigue en pleine mer, et qu’on n’aperçoit que le ciel et les flots. Dans deux mois, le Nil commencera à croître, puis il sortira de son lit, ses eaux couvriront les plaines ; les villages, les bourgs paraîtront comme de petites îles, et le Delta sera comme un archipel. Après cela le fleuve reprendra son cours ; on cultivera de nouveau les terres ; on leur confiera les germes de la fécondité, et la campagne se couvrira d’autres moissons. Voilà toutes les variétés du pays où nous sommes, voilà tout ce qu’on voit en Égypte depuis le temps de la création.
L’histoire nous dit que les anciens Égyptiens étaient d’un caractère mélancolique, et qu’ils avaient sans cesse besoin d’être distraits. Je n’ai pas trop de peine à le croire, car l’uniformité des spectacles qu’ils avaient sous les yeux devait les disposer à la tristesse. Cette disposition me paraît fort naturelle, et je sens que l’ennui commence aussi à me gagner.
Huit jours se sont écoulés depuis que nous sommes partis de Rosette ; nous avons vu tout ce qu’il y a de plus curieux ; nous passons chaque jour en revue beaucoup de villages qui ne présentent plus rien de nouveau que leur nom. À mesure que nous avançons, j’éprouve moins le besoin de descendre à terre et de parcourir la campagne. Mon attention a fini par se concentrer dans notre kanje, et, pour achever mon itinéraire, je veux vous décrire la manière dont nous y vivons.
Notre chambre, si je puis l’appeler ainsi, n’a rien que de très commun ; elle n’a pas dix pieds carrés ; on ne peut s’y tenir debout : aussi, y suis-je toujours couché ou assis ; une porte donne sur le devant de la barque, une autre sur un petit réduit où sont nos malles. Sur les deux côtés de notre cabane, sont de petites fenêtres, par lesquelles nous voyons les rivages du Nil comme dans une lanterne magique ; nous sommes trois dans cette espèce de cellule. J’ai avec moi le fidèle Antoine ; nous avons pour commensal et pour compagnon un brave négociant de Neuchâtel, en Suisse, qui va vendre au Caire des toiles peintes de son pays ; ses marchandises sont dans une autre kanje qui marche de conserve avec la nôtre.
Nos mariniers sont des hommes de vingt-cinq à trente ans ; ils paraissent forts et robustes ; j’ai remarqué qu’ils avaient sur le bras et sur la poitrine des signes ou des caractères tracés avec de la poudre ou de l’antimoine ; c’est un usage que nous avons trouvé partout en Orient ; les hommes et même les femmes y sont tous marqués et étiquetés comme des ballots à la douane. Les gens de notre équipage ne parlent que la langue arabe ; ils s’expriment avec tant de vivacité, que parfois on les croirait en colère ; mais leurs manières sont au fond très pacifiques. Lorsqu’ils tiennent la rame, ils ont un chant qui semble accompagner tous leurs mouvemens, qui monte et descend avec les avirons. Cette musique monotone les tient en haleine ; quand leur voix s’anime, la barque vole sur les flots ; quand leurs chants s’affaiblissent, la rame leur tombe des mains ; tout l’équipage s’endort, et la kanje, si elle n’est pas poussée par les vents, demeure immobile. Les voyages sur le Nil, comme je crois l’avoir dit, ne sont pas sans péril ; les voiles sont très élevées, offrent beaucoup de prise aux vents, et peuvent faire chavirer la barque ; la manœuvre en outre se fait avec beaucoup de négligence. J’ai ouï dire à des officiers de marine qu’ils redoutaient plus la navigation du Nil que celle de la Méditerranée et de l’Océan ; j’ai fait plusieurs observations à notre réis sur la manière dont son navire est dirigé ; il m’a toujours répondu : C’est l’usage. Nous rencontrons quelquefois des kanjes dont le mât est emporté, dont les voiles sont dans l’eau, et la quille en l’air ; lorsque nous demandons les causes de ces fâcheux accidens, notre patron se contente de dire : Dieu l’a voulu.
Nos mariniers, fidèles au ramadan, restent tout le jour sans fumer ; ils regarderaient comme un péché d’avaler une goutte de l’eau du Nil ; il faut voir l’attention avec laquelle ils comptent les heures et les minutes ; ils ont toujours les yeux vers le soleil, pour savoir comment va le temps ; quand le soir arrive, leur impatience redouble ; ils attendent que l’arrivée de la nuit vienne leur donner le signal propice, pour se livrer à leur appétit ; c’est alors que la joie éclate sur leur front. N’allez pas croire cependant qu’on leur ait préparé un festin ; j’ai quelquefois assisté à leur repas : c’est un riz, qui n’a pas été blanchi, et qu’on fait bouillir avec un peu de sel ; leur soif n’est jamais apaisée que par l’eau du fleuve ; il est vrai que le réis vient tous les soirs dans notre cabine nous demander un peu d’eau-de-vie qu’il boit à l’insu de son équipage. Avant le lever du jour, on fait un autre repas, et le jeûne le plus rigoureux recommence comme la veille. Cette pénitence retombe indirectement sur nous, car les marins qui jeûnent de la sorte sont peu disposés à travailler, et notre kanje s’avance lentement ; nous pourrions en bonne justice demander compte au prophète Mahomet du temps que nous perdons sur la route.
Quant à nous, nous n’attendons point la fin de la journée pour nous mettre à table ; nous avons deux cuisiniers, qui s’occupent de nos repas ; à huit heures du matin, nous déjeunons avec du café ; nous y mêlons du lait de buffle quand nous en trouvons. À quatre heures après midi, on nous sert le dîner : ce sont ordinairement des poulets et des pigeons apprêtés par Ibrahim, qui, avant de les mettre à la broche, ne manque jamais de prononcer les mots sacramentels, sans lesquels toute viande est immonde aux yeux des musulmans ; quand la fortune nous favorise, nous avons du mouton ; la chair du mouton est fort estimée en Égypte ; pour que vous connaissiez l’estime qu’en font les Arabes, je vous dirai qu’ils la comparent à la thériaque. Notre cuisinier Ibrahim est un plaisant à la manière du pays ; il sait quelques mots italiens, ce qui lui a valu auprès de nous le titre d’interprète ; nous lui avons appris quelques mots français qu’il répète tout haut, sans en comprendre le sens, comme un perroquet bien élevé ; nous lui faisons dire, entre autres choses : Tous les Arabes sont des larrons. Il répète ces paroles à tout propos, et les accompagne de quelques grimaces ; lorsqu’il nous vient quelques Arabes dans notre bateau, il ne manque jamais de leur dire selon la coutume du pays : Comment va votre chameau ? comment vont vos buffles ? comment vont vos pigeons, vos poulets et vos enfans ? Après cela, il se retourne vers nous, et crie à tue-tête ce que nous lui avons appris : Tous les Arabes sont des larrons, ce qui est pour nous une véritable comédie.
Je viens de vous parler de nos plaisirs ; il faut que vous connaissiez aussi nos misères. Nous avons dans notre petit réduit un extrait des sept plaies d’Égypte ; tous les insectes qui nous tourmentaient l’été dernier sur l’Hellespont, nous les retrouvons sur le Nil ; notre kanje n’a pas une planche d’où il ne sorte par milliers des punaises et d’autres petits animaux qui viennent nous assiéger, et ne nous laissent point de répit ; les immersions d’eau du Nil, les cérémonies de l’ablution vingt fois répétées, ne sauraient nous en préserver ; comme je me plaignais au réis : « Vous êtes bien heureux, m’a-t-il dit, que les moucherons et les cousins ne soient pas encore arrivés ; ils ne viennent qu’au mois de juin ; alors on ne peut ouvrir la bouche sans en avaler, ni montrer un coin de sa peau sans être couvert de piqûres. » Nous devons donc prendre notre mal en patience, et nous applaudir d’être encore au mois de mars, où tous les ennemis du repos de l’homme ne sont pas entrés en campagne ; mais je ne vous ai pas encore dit tout ce qu’il y a de plus incommode et de plus dégoûtant dans notre habitation : ce sont les rats et les souris. Nous n’en avions point lorsque nous sommes sortis de Rosette, et maintenant la kanje en est remplie ; chaque fois qu’on s’approche du rivage, et qu’on attache la kanje, les rats ne manquent pas de grimper le long de la corde ; il n’est point de village qui ne nous ait envoyé sa colonie ; ils traversent en plein jour notre petite chambre ; la nuit, ils nous passent sur le corps ; ils savent mieux où sont nos provisions que notre cuisinier Ibrahim ; en voyant cette engeance qui nous tourmente, je ne serais pas très éloigné de reconnaître les chats pour des dieux, comme on le faisait à Bubaste. Cette multitude de rats, après avoir dévoré tout ce que nous avons en comestibles, rongent les planches du bateau ; ce matin, nous avons été réveillés par des cris de détresse partis de la kanje qui marche de conserve avec nous ; nous nous sommes levés pour aller au secours ; nous avons trouvé que les rats venaient de faire une large ouverture au fond du bateau ; l’eau y pénétrait à gros bouillons ; plusieurs ballots de toiles peintes ont été avariés ; on a eu toutes les peines du monde à réparer la kanje et à la mettre en état de continuer sa route.
Les journées nous paraissent longues, et nous faisons ce que nous pouvons pour les abréger ; nous avons eu soin d’abord de tirer nos livres de nos malles et de les dérober à la voracité de nos incommodes et dangereux commensaux. Tous ces livres, parmi lesquels se trouvent beaucoup de relations de voyages, sont pour nous comme des compagnons, comme une caravane choisie, au milieu de laquelle nous poursuivons notre route. Nous les interrogeons sur l’histoire, sur les mœurs et les monumens du pays, nous n’oublions pas surtout les Mémoires de la commission d’Égypte, si remplis de notions positives ; nous relisons quelquefois Savary, malgré ses exagérations, et nous ne dédaignons point Volney, malgré sa philosophie pédantesque ; mais j’avoue que je reviens plus souvent au consul Maillet, parce qu’il a de la bonhomie, et qu’il mêle à ses descriptions des contes qui me divertissent.
Vous devez bien penser que nous n’oublions pas Hérodote, et que le père de l’histoire ne nous a point quittés dans nos courses ; son livre intitulé Euterpe est moins un récit historique qu’une relation de voyage. C’est au vieil Hérodote que nous faisons toutes nos questions sur les merveilles de l’ancienne Égypte ; il nous impatiente quelquefois par ses réticences, par ses scrupules ; il y a une foule de choses qu’il sait très bien, qu’il a vues de ses propres yeux, et qu’il n’ose pas nous dire ; il se fait surtout un scrupule de parler de la religion des Égyptiens, et par respect pour les dieux, il nous cache la vérité ; mais s’il y a des lacunes dans ses récits, je suis du moins plein de confiance pour ce qu’il nous rapporte, et j’aime mieux, à tout prendre, un historien qui en sait plus qu’il n’en dit, que tant d’autres qui en disent plus qu’ils n’en savent. J’ai interrogé le bon Hérodote sur la formation du Delta, dont nous côtoyons maintenant les rivages ; cette riche province, nous dit-il, n’était qu’un vaste marécage au tems du roi Ménés ; l’Égypte n’allait pas plus loin que le lac Méris ; le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens ; cette opinion adoptée par les savans modernes, nous explique la construction successive de Thèbes, de Memphis, de Saïs, d’Alexandrie ; à mesure que le pays s’agrandissait vers la mer, la capitale changeait de place ; le peuple égyptien avec ses rois, ses palais et ses temples, semblait descendre le Nil pour prendre possession des provinces que le fleuve avait créées dans son cours : on ne peut donner une plus grande idée des bienfaits du Nil.
Nous avons dans notre petite bibliothèque le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet ; j’ai voulu relire son chapitre sur l’Égypte. Il semble qu’on relise un ancien, car tel est le privilége du génie, qu’il est le contemporain de tous les âges, et qu’il inspire le même respect que les grandes ruines de l’antiquité. C’est dans l’histoire de Bossuet que l’Égypte se montre dans toute sa grandeur, et qu’on croit la voir telle qu’elle était au temps des Pharaons ; le génie de l’historien se plaît à la description de cette terre que ses premiers habitans appelaient la religion pure ; le peuple égyptien est un peuple de son choix, et peu s’en faut qu’il ne lui donne la préférence sur le peuple de Dieu ; en relisant ce que Bossuet nous dit de l’antique Égypte, de ses arts, de ses institutions, de ses monumens, on voudrait être un sujet de Sésostris ; que dis-je ! j’aimerais mieux vivre dans la vieille Thèbes telle qu’il nous la représente, que dans la triste cité de Sion que nous venons de visiter. Quand on a lu le tableau si poétique de Bossuet, et qu’on descend des temps antiques à ce qui se voit aujourd’hui, on reste surpris et désolé du contraste.
Nous n’étions pas loin des pyramides, et nous nous attendions à les voir à chaque moment ; à la fin, je n’ai plus feuilleté nos livres, je n’ai plus interrogé nos anciens voyageurs que pour savoir ce qu’ils en ont dit, car pour voyager avec fruit, il faut d’abord étudier ce qu’on va voir, il faut étudier ensuite ce qu’on a vu. On ne peut se faire une idée de tout ce qui a été publié sur les pyramides : ce monde que Dieu a livré aux disputes des philosophes n’a pas été l’objet de tant d’explications, de commentaires et d’hypothèses. Les pyramides sont-elles des tombeaux, des temples ou des observatoires ? Voilà trois questions qui seules ont enfanté de gros volumes ; pour quelle opinion nous déciderons-nous ?
Si nous en croyons Hérodote, les pyramides ne peuvent avoir été des temples, car le roi Chéops, qui bâtit le plus remarquable de ces monumens, fit fermer tous les temples d’Égypte ; les moyens employés pour construire l’une des pyramides de Giseh ne vont guère non plus avec les idées de la piété : Hérodote nous apprend qu’elle fut l’ouvrage de la fille de Chéops, et que cette princesse, d’après le conseil de son père, exigeait pour cela, de chacun de ses amans, quelques blocs de marbre ou de granit. Les pyramides sont-elles des observatoires ? Cette opinion ne paraît pas plus vraisemblable que la première. Il y a des gens, même parmi les savans, qui se persuadent qu’on bâtit un observatoire pour être plus près du ciel, et pour diminuer l’espace qui nous sépare de la voûte étoilée ; mais il ne s’agit que de s’élever au-dessus des vapeurs qui couvrent la terre, et d’avoir un horizon découvert ; dans un pays comme l’Égypte, où le ciel est presque toujours pur, on n’avait pas besoin de se placer sur les lieux élevés. Si les pyramides avaient été des observatoires, elles sont en si grand nombre, qu’on pourrait croire que tout le peuple d’Égypte s’occupait d’astronomie ; nous avons à Paris un observatoire, et c’est bien assez pour loger tous nos astronomes ; que dirait-on dans la postérité, si vingt ou trente observatoires s’élevaient dans la plaine de Montrouge ? Il me paraît donc bien évident que les pyramides n’avaient pas pour objet l’observation du firmament. Reste la question des tombeaux ; je me décide ici pour l’affirmative, et j’ai beaucoup d’autorités à citer pour cette opinion. Je raisonnerai plus longuement sur ce point, quand je verrai de plus près ces monumens. Tout ce que je puis faire dans mon étroite cabine, c’est d’admirer comment ces merveilles sont restées debout en dépit des siècles ; on peut les considérer, s’il m’est permis d’employer cette expression, comme la plus grande bataille que le génie de l’homme ait jamais livrée au temps. Aussi la vanité humaine en a-t-elle triomphé ! elle a pu voir avec indifférence les hauteurs de l’Atlas, du Taurus et du Liban, mais en voyant des montagnes de pierre, sorties des mains de l’homme, en voyant leurs cimes éternelles, elle a battu des mains.
Au reste, les pyramides sont comme l’Égypte elle-même ; ce pays ne nous intéresse pas seulement par ses merveilles, mais par les mystères qui couvrent son histoire ; lorsque l’Égypte sera complètement connue, et qu’on passera du domaine des conjectures à celui des faits, lorsqu’il ne sera plus permis de bâtir des systèmes sur tout ce qu’on y voit, et que l’imagination ne sera plus pour rien dans les relations des voyageurs, il est possible que ce pays excite moins d’intérêt, et qu’il attire moins notre curiosité et notre attention.
Mais tandis que je me livre ainsi à de vagues réflexions, j’entends crier autour de moi : Les pyramides ! les pyramides ! Je suis sorti de notre cabine, et les trois pyramides de Giseh nous ont apparu dans l’horizon lointain. Nos mariniers nous disent qu’elles sont à une distance de plus de huit lieues. Elles s’élèvent sur une surface plane et sous un ciel blanc ; l’espace qui nous en sépare les fait paraître diaphanes : le sentiment qu’on éprouve au premier aspect est difficile à définir ; c’est l’inspiration sévère de la solitude, mêlée à celle du ciel et de ses merveilles ; c’est la mystérieuse Égypte qui sort du cercueil et qui lève sa tête vers le firmament ; le profond silence, la vaste étendue du désert, voilà ce qui frappe l’imagination. On n’éprouve point de terreur à cette vue, comme le prétend le voyageur Clarke, mais l’aspect des pyramides vous trouble et vous émeut comme une grande pensée morale, comme un chant de l’Iliade, ou comme un beau passage des Prophètes. On est pénétré de je ne sais quel sentiment religieux qui nous reporte aux temps reculés et qui nous donne confiance dans l’avenir ; je conçois très bien maintenant ces paroles que Bonaparte adressait à ses soldats : Du haut des pyramides trente siècles vous contemplent. Ces monumens sont en effet comme des colonnes placées sur le chemin de l’éternité, et si l’immortalité pouvait se personnifier, si elle nous apparaissait, je crois qu’elle se montrerait à la terre du sommet des pyramides.
En même temps que nous avons vu les pyramides, nous avons découvert les sommets du Mokatan et la chaîne des montagnes libyques, couvertes d’une vapeur rougeâtre. La journée était sur le point de finir, et le soleil se couchait à notre droite ; les ténèbres de la nuit ont fait disparaître ce magnifique spectacle, et nous ont laissés livrés à nos réflexions. J’ai eu beaucoup de peine à m’endormir, et vous devez bien croire que j’ai rêvé aux pyramides. Quand le soleil s’est levé, nous avions dépassé le lieu où le Nil se divise en deux grandes branches, et qu’on appelle la Tête de la Vache. Le fleuve se présente à nous comme le large Hellespont ; les minarets et plusieurs beaux édifices frappent nos regards ; tout nous annonce les avenues et l’approche d’une grande cité. Nous allons débarquer et nous rendre au Caire, d’où je vous écrirai mes prochaines lettres.
- ↑ M. Michaud a bien voulu nous communiquer cette lettre inédite qui fera partie du cinquième volume de la Correspondance d’Orient.